Texte de Antonin Artaud, mise en scène et scénographie de Claude Confortès, interprété par Rémi Duhart , voix de Claude Confortès, partition percussions Vincent Bauer interprétée par Andreï Karassenko
Quelques reproductions de tableaux de Van Gogh, dont la fameuse dernière toile "les corbeaux volant au dessus d’un champ de blé", un autoportrait d'Artaud, un petit bureau, une chaise, un billot et une masse, des percussions en arrière plan. Et Rémi Duhart.
Rémi Duhart, exalté, troublant, tendu à l’extrême, transcende le texte d’Antonin Artaud "Van Gogh le suicidé de la société" dont il nous livre des extraits sous la houlette de Claude Confortès, nous restituant la colère imprécative d'Artaud et la souffrance de Van Gogh.
A titre liminaire, il faut absolument lire l’interview qu’il nous a accordé et qui éclaire tant l’homme que sa volonté de faire entendre la voix, le verbe et l'âme d’Antonin Artaud.
En janvier 1947, après neuf ans d’internement psychiatrique, Antonin Artaud visite, au Musée de l'Orangerie, la grande exposition consacrée à Vincent Van Gogh et lit un article dans la presse où un médecin diagnostique chez le peintre une schizophrénie de "type dégénéré". Il n’en faut pas plus pour qu’Artaud, génie et victime de la psychiatrie asilaire comme Van Gogh, réagisse en écrivant "Van Gogh le suicidé de la société" .
Dans ce texte véhément et inspiré, d’une hypersensibilité extrême et d’une langue puissante, il nous exhorte à réfuter le jugement de la société : "Ce n'est pas le peintre qui est fou, c'est la société qui est folle". Van Gogh a été sacrifié par l'hypocrisie et la lâcheté d'une société incapable ou effrayée de reconnaître le génie qui a inéluctablement recours à la fonction sociale de la psychiatrie pour maintenir la conformité aux normes culturelles, signe de santé mentale.
Pour les deux, êtres souffrants, l’art, écriture ou peinture, constitue un moyen de lutter contre la souffrance qui se manifeste dans tout ce qui attache, ce qui empêche, ce qui retient, notamment le corps et ses organes dont le fétide sexe pour Artaud ou le sentiment mélancolique d'impuissance de Van Gogh.
Artaud, obsédé par le corps sans organes et notamment lé fétide sexe, analyse sa pathologie comme "...un effondrement central de l’âme, à une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée.(...) Il y a donc quelque chose qui détruit ma pensée(...) qui diminue ma tension mentale(...) qui m’enlève jusqu’à la mémoire".
Pour Van Gogh, la peinture permet de se départir de lui-même pour vivre réellement et lutter contre ce qu’il nomme sa "maladie mentale" : "Mais dans le chemin où je suis, je dois continuer - si je ne fais rien, si je n'étudie pas, si je ne cherche plus alors je suis perdu. Alors, malheur à moi. (?) Un oiseau en cage au printemps sait fortement bien qu'il y a quelque chose à quoi il serait bon, il sent fortement bien qu'il y a quelque chose à faire, mais il ne peut pas le faire, qu'est-ce que c'est ? Il ne se le rappelle pas bien : puis il a des idées vagues et se dit: les autres font leurs nids et font leurs petits et élèvent leur couvée, puis il se cogne le crâne contre les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l'oiseau est fou de douleur. (...) Tout cela est-ce imaginaire, fantaisie ? Je ne le pense pas ; et puis on se demande : mon dieu, est-ce pour longtemps, est-ce pour toujours, est-ce pour l'éternité ?"
Ce texte nous permet aussi de réfléchir sur les rapports entre la folie et le génie, l'aliénation mentale étant souvent considérée comme proche du génie créateur, sur le rôle de la psychiatrie et ses développements modernes de l'anti-psychiatrie à la bio-psychiatrie, sur le rôle pour le moins ambigu du fameux Docteur Gachet, passionné d’art frénétique, artiste médiocre qui détestait le génie du peintre. Lucide, Van Gogh écrivait :"Il me paraît certes aussi malade et ahuri que toi ou moi (...), mais il est très médecin et son métier et sa foi le tiennent.(...)Je crois qu'il ne faut aucunement compter sur le docteur Gachet. (…). D'abord il est plus malade que moi, à ce qu'il m'a paru, ou, mettons, juste autant, voilà. Or lorsqu'un aveugle mène un autre aveugle, ne tomberont-ils pas tous deux dans le fossé ?".
Et aussi, et surtout, sur notre comportement individuel face à la souffrance de l'autre.