Les râleurs sont des personnages fascinants parce qu’ils font sans retenue ce que nous-mêmes rêvons de faire quand la vie nous picote de ses aléas : râler. Le plus souvent, nous réprimons nos ronchonnades ayant sûrement intégré le fait que ce comportement n’était pas approprié à une vie sociale épanouie. Il faut être clair, râler c’est mal ! Ils le disent régulièrement dans psychomachin magazine mais ils oublient de dire que ça fait aussi du bien. Je vous propose donc de vous faire du bien en râlant par procuration avec des rouspéteurs de haute voltige.
Bien évidemment, il me sera difficile de vous présenter tous les râleurs qui apparaissent ici et là au détour d’une case. Je vais notamment faire l’impasse sur Robert Bidochon que je classerai plutôt dans la catégorie rabat-joie de première. Le choix fut cornélien mais j’ai tranché pour : Harvey Pekar, Peter Bagge, Joe Matt et la Bitchy Bitch de Roberta Gregory.
Harv'n Bob Robert Crumb & Harvey Pekar (Cornélius, août 2010)
On commence par le vétéran et récemment disparu (juillet 2010), Harvey Pekar. Pekar est l’auteur d’une œuvre biographique dense publiée aux Etats-Unis sous forme de comics entre 1976 et 2006, sous le titre d’American Splendor. Le bougre ne sachant pas dessiner a tout simplement réussi à convaincre (entre autres !) Robert Crumb (devenu son pote à force de chiner des disques de jazz dans les mêmes braderies pourries) de croquer sa vie.
American Splendor Harvey Pekar (Ca et Là, novembre 2010)
Dans la vie civile, Pekar est archiviste dans un Hôpital à Cleveland, ce qui lui laissait certainement tout le loisir de pondre des anecdotes cruelles et désabusées inspirées de son quotidien, celui là même que partagent nombre d’américains moyens vivant dans des petites villes qui fleurent bon l’ennui et le marasme économique. La philosophie de son œuvre vibre en une phrase : "Ordinary life is pretty complex stuff". Seulement le lecteur ne se délecterait pas tant si Pekar n’était pas un incorrigible colérique et un maniaco-dépressif notoire. Finalement, on s’attache à ce type détestable et c’est peut-être en ce point que réside la subtilité de cette œuvre.
Pour les allergiques à l’écrit (dont je doute qu’ils soient nombreux à s’aventurer dans la chronique Lecture de Froggy’s Delight), vous pouvez toujours jeter un coup d’œil au film American Splendor commenté par Pekar himself, vous le verrez grogner en chair et en os et ça vaut le détour !
Buddy Bradley, Tome 1 Peter Bagge (Rackham, novembre 2005)
Entre temps, Harvey Pekar a fait quelques rejetons dont Peter Bagge. Cet auteur sévit depuis maintenant plus de vingt ans dans l’univers de la BD underground US avec les aventures du râleur et hargneux Buddy Bradley publiées dans la revue Hate.
Buddy Bradley avec sa silhouette à la Gaston (syndrome de son affalement permanent dans le canapé) est le slacker tel qu’il brillait aux débuts des années 1990, du genre pas très impliqué dans sa carrière professionnel, partageant sa vie avec des collocs aussi productifs que lui, du rock et de la bière comme seule nourriture et une petite amie possessive et redoutable pour fignoler le tableau.
Buddy Bradley, Tome 2 Peter Bagge (Rackham, juin 2007)
Les frasques de ce looser absolu et de ses potes se résument en une multitude de plans foireux, on remarquera également l’envergure de la solidarité masculine par leurs moultes engueulades entrecoupées de bitures cadencées par les riffs de feu Nirvana.
La mauvaise foi notoire des personnages certainement plus bêtes que méchants ne gâchera pas notre plaisir. C’est vrai qu’on se marre pas mal et finalement, on arrive sans s’en apercevoir au bout des centaines de pages des aventures de Bud.
Tous des idiots sauf moi Peter Bagge (Delcourt, septembre 2010)
Récemment, avec Tous des idiots sauf moi, Peter Bagge érige ouvertement la rouspétance comme arme de dénonciation politique.
Tous les travers de la société américaine et par la même occasion de la société occidentale (racisme, religions, hyper-consommation, écolos-bobos…), y passent, un vrai bonheur !
Je finirai avec les plus affreux jojos qui soient : Bitchy Bitch et Joe Matt.
Bitchy Bitch en vacances Roberta Gregory (Vertige Graphic, juin 2004)
Qu’elle soit en vacances ou au bureau, Bitchy Bitch est une vraie teigne, une future Tatie Danielle en puissance. Comme disait l’autre : "elle ne vous connaît pas mais vous déteste déjà !"
Agressive, râleuse, névrosée, frustrée au fil des pages on se délecte des aventures de cette anti-héroïne parfaitement croquée par Roberta Gregory.
Strip-Tease Joe Matt (Seuil, janvier 2005)
Quant à Joe Matt, le plus affligeant à la lecture de son œuvre, c’est qu’elle est autobiographique. On y découvre un névropathe, égocentrique, radin, peureux, fainéant porté par deux principales passions : la collection et découpage de comics et la masturbation. Cependant, je ne peux que vous encourager à rencontrer ce personnage qui se met littéralement à nu dans ses œuvres. Peep-Show, Strip-tease, ou bien encore Epuisé dessinées dans un noir et blanc épuré avec un texte dense (souvent caractéristique des BD autobiographiques) sont de véritables pépites, des classiques de la Novel Graphic américaine. Finalement, l’honnêteté souvent désarmante dont fait preuve Joe Matt est peut-être la seule qualité dont il dispose… |