Voilà huit mois déjà que notre mp3 s'est échoué sur Plastic Beach, dernier disque en date de Gorillaz. Si notre avis reste le même sur cette livraison en-deçà de nos espérances, le collectif de Damon Albarn dispose de suffisamment d'armes pour nous attirer dans ses filets, d'autant plus que les compte-rendus des concerts britanniques de Gorillaz nous ont sacrément mis l'eau à la bouche. Malgré le prix du billet fort dissuasif, il est donc hors de question de rater l'événement, et l'envie prend le dessus sur la raison. Bien nous en a pris : Damon Albarn et sa troupe n'ont pas failli à leur réputation, livrant une performance époustouflante.
Avant cela, il a fallu braver la file d'attente interminable (un problème d'acheminement du matériel de Gorillaz a retardé l'ouverture des portes d'une heure et demi) puis patienter poliment devant la première partie peu convaincante de Little Dragon. Malgré quelques passages syncopés plutôt emballants, leur prestation électronique, trop brouillonne, ne passionne guère.
Il en est tout autrement de De La Soul : en une demi-heure, les vétérans du rap U.S. réalisent un véritable tour de force. Posdnuos, Trugoy The Dove et Pasemaster Mase parviennent aisément à se mettre dans la poche un public qui n'est pourtant pas le leur. Ces quarantenaires précurseurs dans les années 80 ne se la jouent pas gangsta, pas besoin. Attisant la ferveur de la foule par un efficace jeu avec le public ("the party is over here", "no, it's over here", etc.) et empilant les tubes de leur riche carrière (dont "Ring Ring Ring", "Saturdays" et "Me Myself And I"), les américains nous laissent bluffés par leur incontestable maîtrise scénique. Ils tiennent le zénith par les couilles et ne le lâchent pas. Chapeau, les vieux. La salle, chauffée à blanc, est fin prête pour l'arrivée de Gorillaz.
La dernière fois que l'on a vu Damon Albarn sur scène, c'était lors d'un concert mémorable en 2003 avec Blur (mais sans Graham Coxon), dans la fournaise survoltée du Bataclan. De l'eau a coulé sur les ponts depuis, et l'anglais a pris en quelques années une toute autre dimension. Déjà star du (brit) rock, il a ajouté à sa panoplie une crédibilité artistique acquise à la force du clavier. La cadence infernale qu'il s'est imposée depuis la création de Gorillaz au début du siècle – on ne se rappelle plus la dernière fois où Damon Albarn menait moins de trois projets de front – et la qualité de chacune de ses productions a fini par forcer l'admiration de ses pairs, des critiques, et d'un public hybride (aussi bien pop-rock que hip-hop, électro ou soul).
D'emblée, on comprend que Damon Albarn n'a pas fait les choses à la légère. Pendant que les violonistes (sept musiciennes physiquement sympathiques) interprètent l'intro de Plastic Beach dans une version rallongée, on a toutes les peines du monde à compter le nombre de musiciens qui vient s'installer sur scène (à la louche, on approche la trentaine de personnes) : deux batteurs, trois choristes, deux claviers, les neuf cuivres du Hypnotic Brass Ensemble... Mais nous n'avons d'yeux que pour nos deux héros rock, les Clash Mick Jones et Paul Simonon. Ce dernier parcourt la scène comme un boxeur avant un combat. Dans la pénombre, on cherche Albarn du regard. On le trouve, devant son clavier, sérieux et concentré sous son perfecto noir.
Sur l'énorme écran géant surplombant la scène, Snoop Dogg apparaît en même temps que les lumières, révélant la colossale formation vêtue de costumes de marins. C'est parti pour deux heures d'un show virevoltant. On traverse la soirée dans la peau d'un un gamin à une fête foraine : on n'a pas assez d'yeux pour tout voir. On ne peut en effet s'empêcher d'être hypnotisé par cet écran géant qui diffuse clips fascinants et intermèdes animés délirants – mettant en scène un Murdoc enfermé dans sa loge avec ses comparses et pétant complètement les plombs.
On reste bouche bée devant l'impressionnante galerie d'invités (presque tous parfaits) qui défile sur scène : l'imposant Hypnotic Brass Ensemble, la sémillante Rosie Wilson (mention spéciale à son pantalon chamarré), le cultissime Bobby Womack – qui accuse certes quelques kilomètres au compteur et cabotine un tantinet, mais est surtout très en voix –, le bondissant Bootie Brown, les facétieux De La Soul, la chanteuse de Little Dragon (Yukimi Nagano), insipide quelques minutes plus tôt et si touchante lors de ses duos avec Damon Albarn (splendides versions de "Empire Ants" et "To Binge", façon comédie musicale), Daley, les musiciens syriens de The National Orchestra For Arabic Music (auxquels Albarn réserve un accueil chaleureux), Bashy & Kano.
Mais on retiendra surtout les merveilles de singles qui s'empilent devant nos yeux deux heures durant. On prend en pleine face l'étendue et la qualité du répertoire de Gorillaz : entre les réussites du dernier Plastic Beach – il y en a – (l'explosive "Stylo", irrésistible rouleau compresseur, l'efficace "On Melancholy Hill", "Plastic Beach", "Empire Ants" ou encore le délire synthétique "Glitter Freeze") et les titres plus subtils de Demon Days qui récoltent la faveur des sufrages ("Last Living Souls", "Kids With Guns", "Dirty Harry", "DARE", "Feel Good Inc."), la setlist vient combler les fans de la première heure avec de superbes versions de "19-2000", "Tomorrow Comes Today" et "Clint Eastwood", celle par qui tout a commencé. En une décennie, le groupe – jusque-là virtuel et qui prend vie ce soir – s'est confectionné une palette musicale d'une diversité incroyable.
Le concert aurait pu être parfait si le son n'était pas venu gâcher la fête. On ne lui en veut pas – surtout qu'armé de son instrument comme d'une mitraillette, il a l'air de s'éclater comme un petit fou –, mais les basses saturées de Paul Simonon couvrent tout. Ça en est même insupportable par moments, d'autant plus que la guitare de Mick Jones est régulièrement inintelligible. Les habitués du Zénith ne s'en étonneront pas, mais c'est rageant. On regrettera également le dispensable épisode du drapeau blanc agité à la fin de "White Flag". Non content de manquer de peu d'assommer son clavier, Albarn se fourvoie dans ce rôle : un Bono, c'est déjà trop, pas besoin d'en rajouter.
Mis à part ces désagréments, ce Escape To The Plastic Beach Tour retrace à la perfection une épopée remarquable. Damon Albarn est impeccable, comme d'habitude : tantôt vindicatif comme aux plus belles heures de Blur, se faisant plus charmeur lorsque le tempo retombe, ou enfilant le costume de chef d'orchestre survolté, il s'amuse comme un enfant dans un magasin de jouets. Le pari était loin d'être gagné quand Albarn et Jamie Hewlett se sont lancés dans l'aventure il y a une dizaine d'année. L'ex-Blur le sait, et semble visiblement ému et comblé de la tournure qu'ont pris les évènements. Après une fin de concert intense en forme de chorale soul où Bobby Womack joue une dernière fois les invités de luxe, Damon Albarn salue chaleureusement son public. Il resplendit de bonheur et de satisfaction. Il peut. |