Un des plus gros problèmes de mon existence (outre ma capacité à trouver tout ce qui concerne les manchots absolument hilarant) consiste en ma quasi absence de mémoire immédiate. C'est une chose que la majorité des gens ont du mal à comprendre et il n'y a aucune mauvaise intention derrière mais pour une raison obscure, je ne parviens pas à me souvenir de choses sur des intervalles temporels extrêmement courts. Alors que je suis capable de me souvenir d'évènements ayant eu lieu alors que je ne savais même pas parler. Je me souviens très bien du bocal du poisson rouge sur la cheminée de mon premier appartement il y a 19 et demi de cela alors qu'il me serait foutrement impossible de me rappeler en quoi consistait mon repas de ce midi.
Si je ne me souviens pas vraiment du concert de Lower Dens qui débute la soirée, ce n'est pas par manque de bonne volonté mais tout simplement parce que le groupe fait preuve de trop peu d'originalité. Si je reste d'habitude perplexe face aux choix des premières parties, c'est ici la similarité entre les deux groupes qui me gène particulièrement. Lower Dens sonne comme un Deerhunter de seconde division, appuyant le côté shoegaze et noyant tout sous la reverb. Dans l'idée, c'est un peu comme manger chez Hector Chicken, puis chez KFC. Même quelqu'un d'aussi peu logique que moi est capable de saisir ce genre de concept. Être arrivé en retard ne me gène donc que peu et je patiente sagement en buvant des bières.
Deerhunter arrive donc. Et je ne me souviens plus de rien. A quelques exceptions cependant. Tout d'abord que le groupe est statique au possible. Du genre à ne pas bouger de plus de trois centimètres de l'endroit où ils ont commencé. Deerhunter n'est pas vraiment le genre de groupe dont on peut parler en terme de "présence scénique". C'est même un concept qui semble leur être aussi étranger que celui de culpabilité à un aspirateur. De même que celui de "tenue de scène". Là où tous les groupes essaient d'être un minimum cool, les mecs n'essaient même pas une seule seconde et se pointent en t shirt / baskets. C'en est même presque blasant. Sauf que Deerhunter n'est pas un groupe cool. Ils font de la musique pour gens qui se droguent alors qu'eux-même ne semblent pas se droguer (ce qui contribue de manière très générale à rendre un groupe plutôt cool).
Et pourtant ce concert fut sans doute l'une des expériences de décorporation les plus intenses de ma vie. La décorporation, ou sortie hors du corps, s'accompagne généralement de vibrations rapides, de pression cérébrale, d'une conscience aiguë d'exister, sans toutefois pouvoir communiquer avec les autres êtres vivants, mais souvent avec une impression puissante d'ouverture aux autres, d'amour, de compréhension de l'univers, de pouvoir alors que le corps physique abandonné paraît sans intérêt, lourd et pénible à supporter. Présenté ainsi, ça ressemble à une sorte d'expérience hippie foireuse. Une espèce de philosophie pseudo raélienne pour quarantenaire new age et toutes ces atrocités composées de chants de baleines, de ponchos équitables, de puissance extraterrestre, de flûte de Pan et d'huiles essentielles.
Et pourtant il n'y a rien de tout ça, juste l'impression de ne plus exister totalement, de n'être qu'une infime partie de l'univers en mouvement. On en arrive au point où chaque note se fond dans la suivante, les chansons s'effacent dans la masse et tout semble flou. Tellement que l'espace semble se dilater et que l'heure et demi de concert ressemble à quelques secondes. Et c'est finalement plus une affaire de sensations que de musique. C'est un peu comme voir Robocop pour la première fois complètement saoul en un sens : c'est concevoir un monde sur lequel tous vos appuis sont entièrement modifiés (pour citer Henri Michaux). Deerhunter en concert est donc en quelque sorte (pour citer le chef d'œuvre cinématographique Alive) "l'avenir du futur" de la musique.
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