Laurent Joly, agrégé d'histoire, chargé de recherche du CNRS au Centre de Recherche d'Histoire Quantitative de l'Université de Caen qui s'est spécialisé dans l'étude de antisémitisme, publie, sous le titre "L'antisémitisme de bureau", les résultats de l'enquête menée au coeur des deux institutions administratives impliquées dans la politique antisémite menée par la France sous occupation allemande pendant la Seconde guerre mondiale.
Ainsi, il a procédé à un dépouillement minutieux des archives administratives, dont les fichiers juifs, à l'analyse objective de la genèse et du fonctionnement de ces deux entités que sont le Service Juif de la Préfecture de Police de Paris (SJPP) et le Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ), à l'étude de l'évolution chronologique de la législation antijuive ainsi qu'à une approche micro-sociohistorique des bureaucrates agents de l'Etat.
Laurent Joly rappelle que, en France occupée et dans le département de la Seine, l'administration, et notamment celle de mission, fut le pilier du pouvoir vichyssois, que la normalisation et l'institutionnalisation de la pratique antijuive ont été très précoces et que, en 1941, l'élaboration du statut des juifs et la création du CGQJ sont intervenus dans une atmosphère d'enthousiasme politique.
A partir des documents analysés, il reconstitue la chronologie de la dérive de l'institution bureaucratique qui a mené à la pratique implicite, par complicité, d'une politique de déportation depuis l'exécution maximaliste
des mesures exigées par l'armée d'occupation (le recensement des biens et des personnes : double marquage à fins sécuritaire de la politique du commandement militaire en France), par l'application d'une législation française d'exception sur les juifs et la mise en oeuvre de dispositions propres aux services destinées à contrôler l'ensemble des juifs en région parisienne (avec pour exemple le ficher des enfants outil forgé sui generis par le SJPP).
Ce qui exigeait un préalable requis, celui du terrain atavique favorable, qui existait en l'occurrence.
Car si la politique française ne pratiquait pas à l'instar de la politique allemande un antisémistisme d'extermination mais un antisémitisme d'exclusion, celui-ci s'est enraciné sur un terreau historique favorable à la théorisation :
la liquidation des biens nationaux confisqués au Clergé en 1791, le contrôle des juifs sous la politique napoléonienne, la liquidation des biens des congrégations en 1901, la tradition nationale antisémite depuis la fin du 19ème siècle et le contrôle des étrangers résidant en France encartés dans le grand fichier du Ministère de l'Intérieur.
Ensuite, il fallait un consensus fort qui, simultanément constituait une légitimation absolutoire et incontestable, relevant des intérêts supérieurs de la Nation - ce fut l'assainissement de l'économie française - et une méthode appropriée, celle de "l'objectivation racialisée" reposant sur deux éléments : la stigmatisation, avec l'association entre le juif et l'étranger indésirable, et le devoir d'obéissance du fonctionnaire.
L'arme législative, avec la création d'une nouvelle identité administrative, celle du "juif", constituait le premier. Le second figurait dans le statut du fonctionnaire. Pour s'assurer du bon accomplissement de la tâche et écarter toute tentative de mutinerie, la stratégie repose sur la participation de deux entités "rivales"
mais complémentaires.
Elle a consisté à incorporer la matière antijuive dans une administration d'Etat expérimentée dans un secteur analogue, ce sera la Préfecture de Police dont le service des étrangers, déjà versé dans la xénophobie, est spécialisé dans les processus d'identification, et créer une institution politique poursuivant un but politique, celui de l'élimination de l'"influence" juive en France, dont les agents se consacreraient uniquement au travail administratif totalement "abstrait", c'est-à-dire excluant la relation entre l'agent et la personne "fichée", organisé selon la méthode de la division horizontale afin de rendre ténu le lien de causalité avec la politique affichée.
Des administrations, mais également des hommes et Laurent Joly s'intéresse tant leur allégeance à l'institution qu'à leur instrumentalisation à des fins personnelles.
S'agissant du petit personnel et des cadres moyens, ceux du SJPP, fonctionnaires d'Etat recrutés sur concours et soumis à la règle de l'avancement à l'ancienneté, obéissance et zèle administratif peuvent accélérer la promotion interne. Au CGQJ, le recrutement sur titres et l'avancement plus rapide ont pour corollaire la multiplication des petits chefs, des titres ronflants et des responsabilités.
Et
tous, drapés sans leur
éthique administrative d'objectivité, exciperont de la défense des intérêts français, de la légitimation-atténuation du travail effectué, du déni idéologique quitte à pratiquer l'autojustification mensongère.
Laurent Joly consacre également un chapitre aux enjeux de la mémoire d'une politique antisémite, de l'épuration à l'affaire du fichier juif.
Il relève que peu de bureaucrates ont été inquiétés et sanctionnés en raison de l'invocation du principe d'obéissance absolue des agents de l'Etat, qui normalement ne saurait faire échec à la supériorité des valeurs morales, des critères restrictifs de l'épuration administrative, tenant au comportement antinational et à l'acte criminel personnel, l'excuse absolutoire pour la "petite collaboration" et de la pratique des magistrats de l'époque, magistrats ayant donc presque tous servis sous le régime de Vichy.
Par ailleurs, il aborde le régime mémoriel de la Shoah avec "l'affaire du fichier juif" découvert par Serge Klarsfeld, qui a fait polémique dans les années 90 et amené la création de la commission présidée par l'historien et politologue René Rémond, qui illustre les difficultés inhérentes à la recherche de la vérité historique face aux postures (mandarinale, républicaine ou militante) des différents intervenants.
Présentée en cinq chapitres abordant l'ensemble des problèmes d'ordre institutionnel et sociologique, et ce sans thèse ni polémique, cette étude très approfondie et indispensable, la première en l'espèce, aboutit donc à un constat édifiant et effrayant qui répond à un questionnement rétrospectif (comment cela a-t-il été possible ?) et en infère, hélas, ni une leçon, ni une morale, mais un état de fait possible qui, compte tenu de l'immuabilité de la nature humaine, obère l'avenir (cela serait encore possible).
Car en effet, cette analyse établit que l'administration qui n'est, en principe, qu'un organe d'exécution, un rouage captif du pouvoir exécutif, est également un puissant appareil normatif qui, pour retenir une métaphore mécanique, peut faire de l'auto-allumage et de l'embrasement "spontané"
pouvant échapper à son mentor et démontre donc, et à cet égard Laurent Joly aurait pu citer Franz Kafka ("Les chaînes de l’homme torturé sont faites en papier de ministère"), qu'une administration peut être tout aussi meurtrière qu'une armée.
La seule espérance réside dans la veille des justes et l'effet dissuasif de
l'incrimination collective qui caractérise la notion de crime contre l'humanité et, peut-être, la notion de "crime de bureau" dégagée lors du procès de Maurice Papon. |