Il est une image qui doit hanter bien d'autres imaginaires que le mien : celle d'un pianiste, solitaire, en costume détroussé, lâche, mal-rasé, improvisant mollement au piano, courbé sur l'échiquier noir-blanc-nuit de son instrument saoul. Au milieu d'une foule de convives, il est aveugle et sourd à tout ce qui n'est pas cette suite de notes, grêle, fragile, qu'il laisse choir sur les touches. Un verre de whisky est posé pas très loin, toujours déjà bu. Ceux qui ont lu Novecento : Pianiste (Alessandro Barrico, 1994), au moins, doivent savoir ce dont je veux parler.

Si ce pianiste était guitariste, il pourrait s'appeler Pierre Durand.

Et s'il en fallait un portrait, ce serait celui-ci : Nola Improvisations. Nola ? New Orleans, Louisiana. Toujours cette légende d'un ailleurs, d'un berceau.

Instrumentiste virtuose, l'homme est surtout un musicien, un vrai. L'un de ceux qui entendent des voix que les autres ne comprennent pas. Qui sont capables, saisis de l'urgence d'enregistrer, de partir vers les images-souvenirs d'un nouveau monde déjà passé pour tous les autres. Orléans la nouvelle, aller y improviser du 4 au 7 mai 2009. Outre-Atlantique, se trouver, peut-être.

Fragile, comme recourbé, déjà usé, étranglé par sa propre inspiration, foisonnant, désordonné comme une fin de soirée, comme l'épuisement lui-même, la nostalgie du sommeil et du silence, l'album révèle un musicien à l'univers mutant comme le jazz lui-même, cette moitié folle de la musique. Il se déguste comme un alcool fort lorsque vient l'heure de s'assommer : dans le silence et l'obscurité complices. À petite gorgée, si l'on ne veut basculer. Avec cette chaleur, qui emplit doucement l'intérieur et vous fait voir et entendre les choses plus tout à fait comme elles sont.

Une belle découverte.

"Ils disaient aussi qu'il jouait une musique qui n'existait pas. Moi, ce que je savais c'est qu'à chaque fois qu'on s'apprêtait à jouer, dans la salle de bal, Fritz Hermann, un blanc qui ne comprenait rien à la musique mais qui avait une belle gueule, c'est pour ça d'ailleurs qu'il dirigeait l'orchestre, s'approchait de lui et lui disait tout bas : "Novecento, s'il te plaît, que les notes normales, d'accord ?" Novecento faisait oui de la tête et il jouait les notes normales, en regardant fixement devant lui, jamais un regard pour ses mains, comme s’il était complètement ailleurs. Maintenant je le sais, qu’il y était, ailleurs." (A.B)