Il est des titres de roman dont parfois on cherche le sens bien après les avoir terminés. Jeremy Chambers avec Le grand ordinaire m’a provoqué l’effet inverse. Une vie, un morceau de vie brute, une vie ordinaire, et pourtant le commun devient page après page l’universel, et c’est sans doute cela qui fait la force d’une œuvre réussie.
A travers les yeux de Smithy, nous découvrons la dure réalité de la vie au cœur des vignobles dans une bourgade de la région de Victoria, au sud-est de l’Australie. Le début de l’œuvre est déconcertante, j’avoue avoir eu une certaine difficulté à me laisser captiver, sans doute parce que l’emploi du présent crée une dimension descriptive, bien choisie pour traduire le rythme journalier, mais un peu rébarbative de prime abord. Nous suivons ces hommes dans leur labeur comme si l’on assistait à un documentaire, avec une foultitude de détails sur la manière de travailler la vigne, sur les rapports des anciens aux jeunes saisonniers, et puis soudain, quelques pages surprenantes dont les débuts n’ont pas été sans me rappeler le rêve familier de Verlaine : "Et je fais ce rêve, qui se répète toute les nuits, toujours le même, presque toujours le même" (page 36). Une femme, que Smithy tente de figer et qui l’obsède, Florrie, Florence, son ex-femme décédée d’un cancer et cette dimension onirique qui soudain tranche complètement avec la réalité masculine du monde de la terre.
Et vite on s’aperçoit que Smithy, narrateur du récit est différent des autres, il ne boit pas, ou tout du moins il ne boit plus, il constate simplement et abruptement les ravages de l’alcool, il comprend ces hommes qui noient leur fatigue au pub après une journée sous un soleil de plomb : "Un signe de tête par-ci par-là, les hommes restent debout, le verre à la main, les silences durent longtemps, c'est l'heure où l'on parle en gardant les lèvres closes". Car il fut l’un deux, il a passé même sa vie à boire, il est obligé par une grave maladie au régime sec et semble avoir trouvé dans cette contrainte une certaine sérénité.
Tout est décrit avec finesse, je dirais même avec splendeur et désillusion, car déjà on distingue en ces jeunes saisonniers, encore fringants et animés de désir, les rêves perdus à venir et les destins marqués par l’alcool et le manque d’horizon. L’auteur traduit subtilement cette fatalité, ce manque d’ouverture que la démesure des paysages australiens renforce et nourrit.
Et puis un événement vient bousculer la vie du narrateur, il accueille chez lui la jeune Charlotte, apeurée par l’imminente sortie de prison de son mari. Au cœur de cette maison habitée par le silence et l’absence, les deux personnages se racontent, au cœur du monde rugueux et dur des vignes éclatent la beauté sensuelle de la nature et la poésie des émotions humaines. Un roman doux amer sur le temps, ce temps qui passe sur nos vies et que l’on ne rattrape jamais : "Je ne me souviens presque pas de ma vie. Parce que je l’ai bue… on n’a qu’une seule chance dans la vie et j’ai déjà bousillé la mienne" (pages 116 et 117). |