Comédie dramatique de Carole Fréchette, mise en scène Jean-Claude Berutti, avec Marianne Basler, Antoine Caubet et Yilin Yang.
Pékin. 1989. En ces jours de mai, les étudiants chinois, révoltés, attendent l’écrasement par le Pouvoir. Trois jeunes gens, dont Yu Dongyue, jettent des œufs passés à la peinture rouge sur le portrait géant du Grand Timonier. Ils paieront cher cette profanation.
Montréal, des années plus tard. La température chute à moins vingt-cinq. C’est l’épouvantable hiver québécois, contre lequel on lutte par l’alcool et le coït. Bien loin de ces dérivatifs, une jeune femme bouleversée, bloquée dans sa vie et dans son emménagement, retrouve la trace de ce Yu Dongyue, son visage, et se prend à l’aimer, à admirer son courage.
Autour d’elle, rien, si ce n’est une petite immigrée chinoise, son élève, qui apprend le français avec délices et qui l’importune par sa joie de vivre, sa gaîté irritante, ses naïvetés. La jeune femme s’emmure dans ses souvenirs, sa solitude, et lorsque un homme - la rencontre d’un grizzly est moins déstabilisante pour une célibataire québécoise que celle d’un homme, un homme ! - un voisin, apparait par hasard dans sa vie, tout bascule.
C’est un bon bûcheron, un rustaud, un brave type qui a élevé seul son fils inadapté, après le départ de la mère, qui ne connait ni haine, ni révolte, ce dernier point exaspérant Madeleine, qui n’aime que le virtuel, fantomatique et courageux Yu.
Elle va recommencer à poser des questions - une renaissance - et la petite Chinoise - qui est la Chine elle-même - de s’indigner, par patriotisme, et l’homme, père submergé d’amour, d’exploser enfin d’indignation. On saura, presque accessoirement, le secret de cette femme ravagée, poussée par la vie contre le butoir.
Carole Fréchette est un auteur d’une grande sensibilité, dégagée de l’arbitraire "politiquement correct", osant une philosophie certes un peu "compassionnelle" propre aux Américains du Nord, avec des personnages très contemporains qui s’attachent toujours plus au lointain qu’au prochain, mais elle réussit brillamment à émouvoir et à ébranler, ce qui est la marque de ceux qui écrivent vraiment.
Etincelante et homogène distribution pour "Je pense à Yu" : Marianne Basler, divine, incarne cette Madeleine brisée, cette contemporaine flottante, cette résignée qui se rebiffe pour l’Autre, et son métier, sa diction, ses accents, sa justesse, la finesse d’un jeu nerveux et subtil, confirment, sans conteste, qu’elle est la plus remarquable comédienne de sa génération.
Antoine Caubet, gigantesque adolescent blessé par la maturité, est magnifique de virilité tendre et protectrice, comédien d’une puissance et d’une émotion convaincantes. Enfin, Yilin Yang, excellente, parfaite en optimiste de parade qui cache les blessures et les attentes de l’exil, agaçante comme les enfants questionneurs, et, comme eux, fendeuse de carapaces, est une vraie révélation.
La mise en scène de Jean-Claude Berutti, contemporaine et avisée, sert l’œuvre comme il se faut.
Pour tous ceux qui aiment le meilleur du théâtre, ce spectacle prodigue, généreusement. A découvrir absolument. |