Plus qu’une nouvelle guerre mondiale, c’est maintenant la fin du monde que les esprits les plus fiévreux sont en train d’envisager. Les signes annonciateurs sont multiples : l’épuisement des ressources naturelles, le risque de la production d’énergie nucléaire, les catastrophes écologiques, les marées noires, le réchauffement climatique, la pollution des nappes phréatiques due à l’exploitation du gaz de schiste, aux rejets de l’industrie pharmaceutique. Le monde animal et végétal perd de sa richesse, de sa diversité, d’étranges mutations se produisent dans le domaine du vivant.
D’autre part, la Nature sauvage imprévisible recèle d’autres menaces : les tornades, les tsunamis, les inondations, les épidémies font passer de vie à trépas les humains sans soucis de leur catégorie socioprofessionnelle. Et rien ne semble être reconsidéré pour autant : nous consommons toujours plus d’énergie, nous profitons des dernières technologies sans prévoir le traitement des déchets à venir, nous appauvrissons nos capacités à être autonomes, autosuffisants autant que notre spontanéité à jouir de la vie. Est-ce qu’on attend le bug de l’an 2000, la fin du monde du calendrier maïa de décembre 2012 ? Force est de reconnaître que notre imaginaire se tourne de plus en plus vers l’Après, quand quelques survivants, quelques élus seraient embarqués sur l’Arche de Noé de la nouvelle planète à coloniser.
Douglas Coupland dans Génération A, son dernier livre à paraître au Diable Vauvert, imagine en effet notre futur. Cartographie sans concession de ce qui se fait jour dès maintenant. Notre monde est global : peu de différences entre des jeunes qu’ils vivent au Sri Lanka, en France, aux Etats-Unis, au Canada, en Nouvelle Zélande, ils ont les mêmes références de séries américaines, ont des amis sur le net dans différents fuseaux horaires, perdent le sens de la réalité en passant des jours et des nuits sur des jeux vidéos en réseau, sont dans une grande misère affective, paient cher pour vivre des sensations fortes, sans parler qu’ils portent des vêtements Gap ou Abercrombie & Fitch, ou qu’ils ont perdu le goût des aliments simples naturels authentiques.
Dans l’univers de Génération A, les abeilles ont quasiment disparu, exterminées par la pollution chimique qui sort des laboratoires pharmaceutiques. Les abeilles ont pourtant le rôle modeste et fondamental de polliniser les cultures. Les laboratoires, la Science ont bien sûr remédié au problème en créant des plants qui se passent de pollinisation. Sur le modèle de Génération X, paru en 1991, l’auteur s’attache à un nombre limité de personnages qu’il met en présence et leur fait raconter des histoires. Trois jeunes adultes dans Génération A font place au club des cinq : Julien de la France, Diana du Canada, Samantha de la Nouvelle Zélande, Harj du Sri Lanka, Zack des Etats-Unis, âgés de 22 à 34 ans. A quelques jours d’intervalle ils se font piquer par une abeille et ces évènements filmés sur smartphone, enregistrés sur webcam, prennent subitement des proportions considérables. Sont-ils les heureux gagnants d’une loterie comme les enfants de Charlie et la Chocolaterie ? Qu’ont-ils en commun dans leur organisme, leur ADN qui a été distingué par les abeilles ? Comment ces cinq crétins vont-ils tirer profit de leur soudaine célébrité ? Est-ce qu’ils vont se transformer en leur avatar de jeux vidéos ? Génèrent-ils naturellement plus d’éons, protéines produites par une certaine activité du cerveau ? "Eon" est bien l’anagramme de Noé. Les cinq comparses apprennent à se connaître à travers des histoires, des fictions personnelles, alors qu’ils sont transportés sur une île au milieu d’une communauté aux structures d’organisation solides… pour combien de temps encore.
Coupland n’est pas tendre avec ses personnages ; Harj du Sri Lanka est le seul qui trouve grâce à ses yeux. Il est l’Epargné, rescapé du tsunami, il n’est pas dupe de la vacuité d’une certaine jeunesse occidentale, il est le plus conscient d’avoir une culture propre, singulière qui lui donne un regard plus critique sur les évènements. Il est sorti d’un centre d’appels de prise de commandes "Abercrombie & Fitch" délocalisé au Sri Lanka : ça donne forcément les armes pour voir toute cette agitation, cette effervescence d’un œil périphérique.
Cette écriture féroce, sans illusions est pleine de vitalité sur l’air de "dépêchons-nous d’en rire de peur d’en pleurer". Mais n’a-t-il par une vraie tendresse pour ces hommes, ces femmes du commun pour leur faiblesse, leur paresse, leur obsession parce que les abeilles n’ont pas élu le haut du panier, loin s’en faut. Mais le petit coup de pouce du destin révèle au monde entier, leur singularité, la perle dissimulée dans l’huître. Le lecteur est maintenu dans un suspens permanent : est-ce qu’on chemine vers le "village des damnés" ou on regarde un programme de téléréalité où cinq hommes et femmes vont finir par copuler dans une piscine ou refuser de se prêter du shampooing ? Génération A, est-ce que c’est Après, Apocalypse ou Athée ? Ce n’est sûrement pas A comme Amour.
Le nouveau roman de Douglas Coupland est comme autant d’écrans de télévision sur notre monde actuel, qui donne le vertige dans tous ces possibles offerts et cette superficialité d’instantanés sans ancrage historique.
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