Comédie dramatique Claude Cohen, mise en scène de Xavier Lemaire, avec Isabelle Andréani et Xavier Lemaire.
Dans son uniforme de capitaine de l'armée allemande, Fritz Haber est satisfait : le repas s'est bien passé, ses supérieurs ont goûté son accueil et il est temps pour lui de savourer un vieux Cognac. Mais Clara, sa femme, qui s'affaire autour de la table couverte des reliefs du repas, ne partage pas sa satisfaction...
C'est à une scène de ménage doublée d'une scène de méninges que nous convie Claude Cohen en reconstituant la dernière conversation entre Fritz et Clara, les époux Haber, tous les deux chimistes, tous les deux emportés dans le tourbillon de la première guerre mondiale.
"Qui es-tu, Fritz Haber ?", ne cesse de lui demander celle qui, lorsqu'elle s'appellait encore Clara Immerwahr, était en admiration devant un tout autre homme. Fritz se prénommait alors Jacob, n'avait pas quitté le judaïsme pour la religion réformée, rêvait d'une science qui ferait le bonheur de l'humanité et n'avait pas sacrifié ses principes moraux pour servir par tous les moyens la cause de l'empereur Guillaume, ni prononcer cette phrase définitive : "Un savant appartient au monde en temps de paix et à son pays en temps de guerre".
Dans ce repas qui vient de s'achever, Clara n'a pas reconnu dans ce patriote fanatique, assoiffé d'honneurs et débarrassé de toute considération humaniste, celui qu'elle a aimé. En posant sa sempiternelle question, elle n'a pas besoin de réponse : elle sait très bien que le vrai Fritz Haber est le responsable froid et déterminé de la guerre chimique dans les tranchées.
S'en suit alors une discussion vertigineuse où les reproches des amants s'ajoutent aux griefs des savants, où la science est sans conscience dans un couple sans amour.
Ecrit au cordeau, sans le moindre gras, le texte de Claude Cohen bénéficie du talent de deux comédiens exceptionnels. Isabelle Andréani est une femme blessée, un grand cœur et une grande âme, qui ne sait pas comment son génial époux est devenu ce monstre froid, et ne peut s'empêcher de s'en vouloir. Jamais larmoyante, toute en retenue, elle perd ses dernière forces face à un rempart d'égoïsme inexpugnable.
Xavier Lemaire, par ailleurs auteur d'une mise en scène rythmée, toute en puissance, ressemble à un ogre. De sa grosse voix ivre de fatuité, il réfute tous les bons arguments de son épouse. Monument de déraison mais pas savant fou, ce futur prix Nobel fait vraiment peur.
En disséquant son intimité, Claude Cohen livre une réflexion sans concession sur la science moderne et ses dérives. "Qui es-tu Fritz Haber ?" est une œuvre nécessaire et une belle proposition théâtrale. |