On passe du Beach House au Café Balzar, à l’aéroport de Manchester. "Aaaah, thinking of you, thinking of you."
Yahoo m’indique que j'ai écrit 23 000 e-mails depuis que j'ai créé mon adresse. Archivés dans le dossier Envoyés, ces messages sont éternellement inscrits dans quelque mémoire virtuelle de la Silicon Valley ; depuis les blagues insignifiantes jusqu’aux ruptures douloureuses, tout a laissé une trace.
J’apprécie de plus en plus ce qui est dématérialisé. Cette année de fréquents transits d’un endroit à un autre grignote mon matérialisme, qui n’était déjà pas très épais. J’ai acheté le CD de M.I.A. récemment, mais c’était peut-être le premier en un an. Sortir un CD ne m’excite plus vraiment : j'essaie de mettre en adéquation mes désirs en tant que consommateur de musique et en tant que musicien.
|
|
Bien sûr, ma réalité n’est pas nécessairement la vôtre. Il y a une tendance plus ou moins lourde à la virtualisation, et des champs infinis de possibilités avec la musique sous forme numérique, mais je dois le respect à ceux qui tiennent à l’objet, CD ou autre. Plusieurs réalités coexistent, et aucune n’est plus valable que les autres. Voilà un point décortiqué avec talent par l’artiste Tony Cragg, dont j’ai eu la chance d’interpréter une conférence il y a quelque temps. J’ai trouvé sa démonstration presque plus convaincante que ses œuvres, comme si son humilité et son humour étaient plus visibles quand il parle que quand il crée.
|
|
Admettre que plusieurs réalités, parfois contradictoires, cohabitent, est (dit-il) un constat contemporain qui fait suite à toute une histoire de dénis et de réactions aux autres générations, aux autres visions. Le problème est qu’il fait courir le risque du relativisme, de l’aquoibonisme. Le rôle de l’artiste est donc de chercher une forme d’absolu, à travers toutes ces réalités concomitantes. Cragg n’a pas tout à fait raison de présenter l’histoire de l’art comme celle des oppositions ; je suis certain que de nombreux mouvements cherchaient simplement à faire une nouvelle proposition, sans juger les précédentes ou chercher la table rase à tout prix. Il n’a pas tort non plus, dans le sens où une œuvre est par essence la défense d’une affirmation. Même quand on écrit "rien n’est vrai", on pense écrire une vérité.
|
|
En suivant ce mode de pensée, la figuration et l’abstraction ne sont plus ennemies. Pour en avoir discuté avec d’autres artistes, toujours dans le cadre de mon métier d’interprète, j’ai l’impression que cette volonté de réconciliation est assez présente à l’ère contemporaine. Peter Halley, par exemple, revendique le droit de brouiller les pistes entre un rendu qu’on pourrait considérer comme très abstrait (des rectangles et des carrés aux couleurs vives) et la réalité qu’il cherche à représenter, de manière presque scientifique (des cellules et des prisons en plan de coupe).
|
|
J’ai dit au quadragénaire new yorkais que son univers visuel m’évoquait celui de Stereolab : bingo, Halley connaissait bien leur musique, et appréciait leur esthétisme. Voilà une autre raison d’apprécier l’ère moderne : grâce à l’accès possible à des archives innombrables, hors temps et hors géographie, les frontières artistiques sont maintenant à redessiner, à redéfinir : il y a ceux qui ont du discernement et ceux qui n’en ont pas. À ce titre, ça ne me surprend plus (même si c’est toujours grisant) de savoir que l’un des groupes préférés de Tyler the Creator est Broadcast, ou que les pochettes de Stereolab ont pu influencer un artiste aussi marquant que Peter Halley.
|