Charlotte, 17 ans, parricide, attend d'être déférée devant le juge d'instruction. Une longue attente qu'elle emploie pour écrire ce qui ressortit à "l'indicible et l'innommable" dans une lettre, ni aveu ni confession, qui relate dix ans d'une jeune vie détruite, d'une enfance saccagée, d'un corps martyrisé et d'une âme soumise à conditionnement délétère.
Car pendant dix ans elle a vécu l'enfer absolu dans lequel le manque d'amour se doublait non seulement de brutalités mais de conditions de vie carcérale moyenâgeuse.
Dans une famille relativement aisée, l"horreur n'étant pas l'apanage du sous-prolétariat, avec père cadre, mère au foyer et jolie maison, tout semble respirer la joie de vivre. Une famille sans histoires. Mais le drame et la tragédie se déroulent dans l'intimité dans le cadre d'un terrorisme domestique orchestré par un homme apparemment bien sous tous rapports qui, à la violence conjugale systématique, va ajouter les sévices à enfant.
Ni drogué, ni alcoolique, ni aliéné, conscient de l'"anormalité" de son comportement, il joue de son charme pour sauvegarder les apparences et
manipuler son entourage, tiers et gens de la famille, qui navigue entre cécité bienvenue et déni.
A l'âge de sept ans, tout bascule pour elle quand son père lui offre une chambre de petite princesse qu'il lui montre pour mieux l'en priver. Car cette chambre n'est, et ne restera, qu'une image pour magazine de décoration. Son père lui en a aménagé une autre, plus "spartiate" qu'une cellule de prison, dans une cave humide et sans lumière du jour où elle est reléguée en permanence hors les heures d'école et où elle dormira enchaînée.
A sept ans, elle reçoit sa première "raclée" devant une mère passive, lobotomisée installée dans sa posture victimaire, hypnotisée par la main qui frappe et qui caresse, et qui ne fera jamais rien pour la protéger.
Devenue adolescente, la tentative du père pour franchir l'ultime degré d'atteinte à son intégrité physique déclenchera l'acte meurtrier et salvateur.
"Et je prendrai tout ce qu'il y a à prendre", le deuxième roman publié de Céline Lapertot plonge le spectateur dans le récit rétrospectif de "dix ans de souffrance et de silence" avec une écriture qui puise dans la sublimation du tragique et ne verse jamais ni dans le pathos larmoyant ni dans le psychologisme sauvage ou le jugement moralisateur.
Renvoyant vers des faits réels récents qui ont provoqué la sidération et un genre littéraire pléthorique qui cède parfois, voire souvent, à la récupération sordide de la médiatisation sous couvert d'appropriation du réel, Céline Lapertot s'en démarque en ce qu"elle l'investit comme catalyseur de (auto ?)fiction dans un opus qui, ni roman autobiographique, ni docu-fiction romancée, ni enquête sociologique, n'est pas porteur d'un discours sur le réel mais une immersion dans l'intime.
Le récit, qui ne ressortit pas au journal exhaustif, est décliné en courts chapitres millésimés et comporte la recension d'un ou deux événements annuels qui scande de manière significative l'histoire d'une enfant qui a survécu, bien évidemment, par instinct inné de survie, mais également grâce à la bouée de sauvetage qu'a été pour elle la littérature, seule occupation autorisée, et à une maturité singulière qui l'a conduite à inverser un processus destructeur en érigeant sa souffrance en bastion de résistance et en assumant sa position de recluse ce qui explique qu'elle ne saisit pas les opportunités de se confier à des tiers ("S'échapper, c'est ne pas assumer ce que l'on est").
Par ailleurs, il se positionne au moment charnière d'un présent vide ("Je ne suis nulle part excepté le néant")
entre la fin du cauchemar matérialisé par le meurtre appréhendé comme une nouvelle naissance ("Je suis née quand j'ai tué") et un avenir dans lequel la jeune fille ne peut encore se projeter ((Je ne sais que faire de cet avenir mais il m'appartient").
Car elle se trouve dans une situation psychique de dépossession de tout, quelle que soit l'abomination de ce tout qui était sa vie et le conditionnement subi ("Son sourire effaçait la douleur de mes chaînes"), dont il ne reste plus qu'une qualification juridique ("Mon statut d'enfant maltraitée, c'est à présent tout ce qui me reste de mon identité"). Elle va pouvoir se construire, enfin, avec pour seul viatique une croyance profane ("Je suis faite pour le bonheur, de cela je suis certaine").
Avec ce remarquable et abouti opus nourri au lait d'un humanisme empathique qui révèle un vrai travail d'écriture sur les mots, la syntaxe et
la langue et laisse subodorer un univers fictionnel à la riche intensité dramatique, Céline Lapertot s'inscrit en littérature. |