Avec "Le liseur du 6h27", premier roman aussi singulier qu'épatant, Jean-Paul Didierlaurent livre une fable humaniste qui tient du conte moderne, de la tragi-comédie et de la romance flirtant avec l'absurde et le loufoque et non dénué d'humour, tout en constituant une véritable ode à la littérature et au pouvoir roboratif voire salvateur des mots et de l'écrit.

Le personnage principal dont l'auteur-narrateur raconte le parcours atypique est un introverti, complexé, et traumatisé, par un nom qui prête à une contrepèterie moqueuse qui est devenu son obsession.

Aussi Guylain Vignolles s'est enfermé dans une vie médiocre et solitaire, véritable reclus dans le monde avec, pour seul souci, d'être transparent et invisible.

Il n'a pas d'ami sauf peut-être un ancien employé de l'entreprise de recyclage de papier dans laquelle il travaille qui, depuis qu'il s'est fait broyé les jambes dans la machine-pilon, cherche ses jambes, entendez qu'il cherche les livres qui ont été imprimés avec la pâte à papier qui contenait ses jambes, et le gardien alexandrinophile qui damerait le pion à Corneille.

Affecté au pilotage de la machine de pilonnage des livres, il exècre ce travail physiquement exténuant qui se déroule dans une ambiance infernale et bruyante digne des temps modernes et, de surcroît, est mentalement éprouvé par cet autodafé littéraire mené à échelon industriel.

Cependant, chaque soir, lors de l'opération de nettoyage de l'implacable broyeuse qu'il compare à un monstrueux organisme vivant, il sauve quelques feuillets orphelins coincés dans un recoin de la machine qu'il récupère subrepticement.

Cette situation n'est pas sans évoquer celle du personnage du roman "Une trop bruyante solitude" de l'écrivain tchèque Bohumil Hrabal affecté à la destruction des ouvrages censurés qui entre en résistance en sauvant les volumes qu'il emporte dans son gourbi transformé en mémorial.

En l'occurrence, le contexte politique et les circonstances sont bien évidemment différentes et l'anti-héros de Jean-Paul Didierlaurent ne conserve pas les pages rescapées, qu'il qualifie de "peaux vives", mais leur rend un hommage posthume, et ce quel qu'en soit le contenu, qu'il s'agisse d'une recette de cuisine ou d'un essai philosophique, de manière pour le moins originale puisqu'il en fait la lecture à haute voix le matin durant son trajet en train.

Et les voyageurs qui l'écoutent avec attention, mais sans mot dire, paraissent plus heureux que les autres qu'il croise sur le quai. Et pour lui, ce rituel du matin lui permet d'affronter le reste de la journée.

Un jour, cette routine va être perturbée par deux événements qui vont bouleverser sa morne vie en réveillant ses petites cellules grises et ses affects. Le premier consiste en la demande de deux charmantes vieilles dames qui lui proposent de procéder à des lectures rémunérées devant un auditoire auquel il ne s'attendait pas.

Quant au second, il consiste en la découverte d'une clé USB coincée derrière son strapontin habituel qui contient les soliloques pleins de verve et d'humour d'une jeune femme anonyme qui officie dans les toilettes publiques d'un supermarché. Il lit, elle écrit, sont-ils fait pour s'entendre ?

Chez Jean-Paul Didierlaurent, la vie dans la fiction est comme la vraie vie, ni un long fleuve tranquille, ni une vallée de larmes, et le destin, qui se laisse aller à marcher sur les plates-bandes de Cupidon, peut s'avérer un sacré petit farceur.

Loin du cynisme, de la morosité et du désenchantement ambiants, il livre, sans esbroufe scripturale, un délicieux roman comportant de belles histoires de vie et un peu de poésie dans ce monde de brutes.