Verlaine Gisant
(Radio France / Signatures) septembre 2015
"Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens" (Arthur Rimbaud)
Attention danger ! Ce disque est venimeux, il ne vous laissera pas indemne. En même temps, c’est ce que nous recherchons tous : des disques qui vous secouent, qui vous remuent les tripes et le cœur.
John Greaves, bassiste, chanteur, pianiste et compositeur est né en 1950 au Pays de Galles. Il a joué avec des groupes comme Henri Cow (Fred Frith, Tim Hodgkinson), l’ensemble d’improvisation libre Soft Heap ou National Health et a collaboré avec, notamment, le Penguin Café Orchestra ou des musiciens comme Robert Wyatt, Peter Blegvad, Vincent Courtois ou l’ONJ. Il habite à Paris depuis 1983.
"De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’Impair, Plus vague et plus soluble dans l’air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose " (Verlaine, Art poétique)
Le musicien Anglais est fasciné par Verlaine depuis une dizaine d’années. Verlaine Gisant est en effet le troisième disque qu’il lui consacre après Greaves / Verlaine I et II où il mettait en musique, et de manière résolument moderne les écrits du poète. Cette fois-ci, Greaves a décidé de s’attaquer à des textes d’Emmanuel Tugny (écrivain, diplomate, musicien), lui-même influencé par Les Derniers jours de Paul Verlaine, livre de Gustave Le Rouge.
Le Britannique s’est entouré d’instrumentistes extraordinaires comme Guillaume Roy à l’alto, Olivier Mellano à la guitare et Elise Caron, Jeanne Added et Thomas de Pourquery au chant. Simplement une évidence. Le résultat est un disque étrange, envoûtant et mystérieux, loin des repères et des structures simples où les musiciens, comme des fantômes, se mêlent pour raconter la vie et les gens qui ont côtoyé Verlaine.
Verlaine Gisant est foncièrement poétique et romanesque, intensément mélodique (tout le parcours musical mais surtout Robert Wyatt ne sont pas très loin…) mais il est tout aussi onirique, électrique et fascinant. Romances brutes et modernes, avec paroles, où la mélodie suit la prosodie, plus proche en définitif de Debussy que de Fauré parce que, comme le dit si bien Isabelle Bretaudeau, la musique du compositeur Français est : "Sensuelle et langoureuse, élastique et plastique, généreuse et vivante, joyeuse". Mais Greaves tout comme Debussy (ou Ravel et peut-être dans une moindre mesure Fauré) partage avec la poésie symboliste, les thèmes et les idées esthétiques, que l’on retrouve dans la recherche d'une expression mélodique et rythmique toujours plus épurée et jouant avec de subtiles inflexions.
John Greaves joue avec la flexibilité du rythme prosodique, conjugue articulations tonales, dissonances (Verlaine fait très souvent usage de ce terme dans ses poèmes) couleurs d’accords et agogie. Il y a des tempêtes, de la passion, des harmonies transfigurées, des vents contraires. Alors oui "de la musique avant tout chose…" mais aussi de la vie, de la vie et encore de la vie. Et puis ces voix ! De véritables montagnes russes ! La puissance reptilienne du magicien sonore Thomas de Pourquery, la finesse d’Elise Caron et l’agilité, cette façon de jouer avec les phrases de la délicieuse Jeanne Added sont un véritable véhicule à émotions.
Avec cette trilogie, John Greaves s’inscrit tout simplement dans la lignée des grands compositeurs ayant mis en relief la langue poétique et chantante du (plus musicien) poète Français que sont Debussy, Fauré, Hahn et Ferré, c’est dire la qualité de cette musique.
Après tout ce temps confiné, l'impression d'une liberté quasi retrouvée n'a d'égale que la prudence avec laquelle il faut aborder ses semblables. En attendant des jours meilleurs, voici de quoi se mettre du baume au coeur avec notre petite sélection culturelle hebdomadaire.