Comédie dramatique de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa, avec Valentinas Masalskis, Viktorija Kuodytė, Eglė Mikulionytė, Arūnas Sakalauskas, Eglė Gabrėnaitė, Rasa Samuolytė, Doloresa Kazragytė, Vytautas Rumšas, Neringa Bulotaitė et Povilas Budrys.
Articulée autour des atavismes autrichiens, dont l'antisémitisme et le nationalisme présidant à l'acclamation de l'Anschluss sur l'Heldeplatz, "Place des Héros", opus ultime, considéré comme testamentaire, du dramaturge autrichien Thomas Bernhard franchissant, après l'irritation et la cruauté, la dernière étape, celle de la destruction, délivre une synthèse de son anathème réunissant ses imprécations récurrentes et illustre le processus de désintégration humaine auquel tout homme est soumis quel que soit son degré de conscience et de déni.
Et, surtout, il argumente la seule alternative possible pour l'intellectuel-spectateur face au monde post-Holocauste à travers une entité autofictionnelle et bicéphale, celle des deux frères Schuster, universitaires issus de la grande bourgeoisie juive viennoise. Josef Schuster, avatar de Stefan Zweig, qui avait choisi l'exil avant de revenir au pays natal pour habiter volontairement dans un appartement situé Place des Héros qui concoure à la déficience mentale de son épouse (Doloresa Kazragyté), habituée comme Wittgenstein des cures à la clinique Steinhof, choisit d'assumer l'agonie du monde et opte pour le suicide renonçant même à l'achèvement de son grand oeuvre philosphique. Son frère ainé, Robert Schuster (Valentinas Masalskis), nihiliste absolu doublé d'un pessismiste existentiel, choisit la réclusion dans la maison familiale, une demeure tchekhovienne dont la pommeraie est soumise à la destruction urbanistique. Placée sous la règle de l'unité de temps et d'action et la situation de l'attente, comme pour "Des arbres à abattre" également mis en scène par Krystian Lupa, la partition se déroule en trois temps dilatés du jour des funérailles. Le rythme est lent, la dilatation du temps d'une journée fatale et sans rédemption pour tous les protagonistes, quelle que soit leur attitude, de l'indifférence à la frayeur,, Le premier, équivalent d'une longue scène d'exposition, trace un portrait en creux sans complaisance du défunt, un homme aussi raffiné et cultivé que tyrannique et méprisant, à travers les consignes et confidences délivrées par la gouvernante (Eglé Gabrenaité), la véritable maîtresse de maison, à la jeune bonne nouvelle recrue un peu sotte (Rasa Samuolyté).
Dans le second, au cours d'une halte en compagnie de ses nièces aux tempéraments opposés (Viktorija Kuodyté et Eglé Mikulionyté) dans le parc jouxtant le cimetière, le "survivant" Robert Schuster prend la parole et la monopolise pour asséner sans relâche ses antiennes mortifères de la vie dont le seul but est la mort et de l'apocalypse immanente sanction inéluctable contre un monde dont il décrypte l'état de décomposition en fulminant tous azimuts.
De la provocation, en indiquant que tout Viennois est un criminel de guerre ou que le suicide collectif est la seule issue, à la vitupération, il dénonce, outre la stupidité générale qui régit le monde devenu un "cloaque sans esprit ni culture", la faillite des idéologies, les fléaux du socialisme et du catholicisme pervertis, la défaite de la pensée, la compromission et le cynisme des politiques, la disparition de la culture dispensée par les élites universitaires remplacées des professeurs issus du prolétariat petit-bourgeois ou d'une paysannerie grossière, les masses subjuguées par la culture journalistique indigente et le le théâtre exsangue ramenée à un expédient régulateur de la digestion. Le dernier acte, avec le repas "cénique" en compagnie de proches et du
fils (Vytautas Rumsas, Povilas Budrys, Neringa Bulotaité et Arunas Sakalauskas) et le bouquet de lys, à la symbolique explicite de soumission à la volonté divine, apporté par la gouvernante, tient lieu d'épilogue avec le dénouement de ce "cap au pire" de l'Histoire. Sous un ciel menaçant et des grondements de foule, le dénouement scénographié par Krystian Lupa prend l'allure d'une très esthétisante déflagration performative à la Pistoletto.
Dans un décor monumental de couleur sépia telle la photo jaunie d'un monde disparu, le metteur en scène polonais Krystian Lupa, dont faire l'éloge ressort au superfétatoire, dirige avec maestria cette pièce de morts-vivants et les comédiens du Lithuanian National Drama Theatre sis à Vilnius qui excellent notamment dans la maitrise du jeu non verbal.
Avec une mention spéciale à Viktorija Kuodyté et Eglé Mikulionyté pour leur qualité d'interprétation et d'écoute et à Valentinas Masalskis, magistral figure bernhardienne. |