Réalisé par Claire Denis. France. Drame/Guerre. 1h29 (Sortie le 3 mai 2000). Avec Denis Lavant, Michel Subo, Grégoire Colin, Richard Courcet, Marta Tafesse Kassa, Nicolas Duvauchelle, et Matha Wolde.
Pierre Chevalier, producteur chez Arte dans les années 1990, a aidé à révéler quelques-uns des grands talents du cinéma français et international d'aujourd'hui.
Dans une rétrospective éclectique, qui passe d'Olivier Assayas à Pascal Ferran, d'Emir Kusturica à Tsaï Ming-liang, la Cinémathèque française rend hommage à un passeur de rêves, l'occasion de (re)voir le film "Beau Travail" de Claire Denis.
Les soldats s'entraînent dans le désert. On dirait qu'ils dansent. Muscles tendus, dos noueux, ils élèvent leurs bras vers le ciel. Les yeux sont fermés, les visages détendus. Deux par deux ils se cherchent, se cognent ; leurs peaux claquent dans un bruit élastique au moment où elles se rencontrent. Les poings serrés frappent les poitrines creuses.
Claire Denis filme les soldats de la Légion étrangère comme on filme des danseurs. Réunis à Djibouti, les hommes attendent. Chaque jour, ils travaillent, répercutant à l'infini des gestes puissants. La force des corps contraste avec la jeunesse des visages. Ces chorégraphies du quotidien sont silencieuses. Pendant ce temps, les chaussettes et les slips kakis pendent le long d'une corde à linge, la chemise attend le fer à repasser.
Le temps devient une donnée incertaine : combien de jours s'écoulent, dans ce campement où le soleil toujours brille ? Les répétitions et variations des gestes quotidiens donnent à voir un ballet précis et minutieux : l'épluchage des pommes de terre, le repassage des vêtements, un lit dont il faut soigneusement tirer le drap. Dans ce film peu bavard, les gestes deviennent le moyen d'expression privilégié.
Mais cette impression de suspension est contrebalancée par la montée progressive de la tension entre un jeune soldat et son supérieur, incarné par Denis Lavant.
Adaptation moderne du "Billy Bud" marin de Melville, "Beau Travail" décrit la fascination et la jalousie d'un homme pour un autre. Se sentant menacé dans l'affection que lui porte le Commandant Forrestier (Michel Subor), Galoup tente par tous les moyens de détruire l'aura du jeune soldat. Le poussant à bout, il l'entraine à commettre une faute qui signera son arrêt de mort.
L'origine du filme est d'ailleurs rappelée à plusieurs reprises : l'opéra de Benjamin Britten retentit dans le silence du désert et vient apporter une dimension nouvelle aux exercices des légionnaires ; exilé dans la banlieue française, Galoup (galion, goélette ?) grimpe sur un arbre dont il coupe les branches, pareil à un mousse perché sur le mât d'un bateau, guettant la terre.
La mer, enfin, est omniprésente. D'un bleu sans pareil, elle accueille les ébats des légionnaires, mais se teinte parfois de sang lors d'un accident. Symbole mythologique, puissance intemporelle, elle offre un contre-point à la chaleur du désert. Ce désert finira d'ailleurs par évoquer celui du Jerry de Gus van Sant.
L'interrogation morale qui sous-tendait le récit d'Hermann Melville (la faute de Billy Bud est-elle en réalité un acte juste, doit-on le sacrifier à la loi du navire?) est éclipsée, au profit de ce "beau travail" sur le corps, et en particulier sur le personnage de Denis Lavant.
Physiquement bien distinct de tous les légionnaires, plus sombre, mutique, il n'est que contrainte. Le travail du corps est, avec lui, un travail sur la souffrance, un moyen de se confronter aux autres. Mais cette confrontation avec son "Billy Budd", son ange de beauté, le mènera à sa perte.
Jusqu'à cette très belle apothéose finale, où le corps de Denis Lavant, soudain, se libère. Dans la boîte de nuit recouverte de miroir, il erre, regarde. Et, enfin seul, entame une danse éperdue, où le corps tout entier est convoqué, se reflétant à l'infini dans les miroirs, embrassé par les lumières colorées qui l'entoure.