Comédie dramatique de Hervé Bentégeat, mise en scène de Jean-Claude Idée, avec Pascal Racan, Michel de Warzée, Laurent D’Olce et Denis Berner.
"Meilleurs Alliés", le premier - et très réussi - opus dramatique de Hervé Bentégeat, journaliste et écrivain qui a notamment publié un excellent essai sur la gauche française ("Le Roman de la gauche"), s'inscrit dans le genre du théâtre de conversation et le registre de la fiction historique reposant sur un fait réel qui, de "Le Souper" de Jean-Claude Brisville à "Diplomatie" de Cyril Gely, connaît un beau succès tant critique que public.
En l'espèce, le face-à-face intervient lors de l'entrevue du 4 juin 1944 au cours de laquelle Charles de Gaulle, président du Comité français de Libération nationale qui vient tout juste de s'autoproclamer "Gouvernement provisoire de la République française", répond à l'invitation de Winston Churchill, Premier ministre du Royaume-Uni, qui l'informe de de l’imminence de la mise en oeuvre de l’"Opération Overlord" concernant le débarquement des troupes américaines et anglaises en Normandie.
Vexé de ce qu'il considère comme une convocation d'"un châtelain qui sonne son maître d’hôtel", et furieux de ne pas avoir été associé à ce projet, source d'une rancoeur tenace qu'il exprimera, après la fin de la Seconde guerre mondiale, par son refus de participer aux commémorations officielles du débarquement, De Gaulle refuse de céder aux injonctions américaines relayées par Churchill.
Et comme les deux hommes, chantres d'un antagonisme atavique nourris par quatre siècles de rivalités nationales, s'estiment mais ne se supportent pas, Churchill considérant De Gaulle, qu'il surnomme "le grand dindon" et "la diva", comme un arrogant, ambitieux vaniteux, prétentieux et ingrat et De Gaulle voyant en Churchill un archétype anglais, un retors, doublé d'un ivrogne, "un vieux forban" dépourvu de sens moral que la pratique de la bassesse et des coups tordus amusent et le traite avec mépris de "vassal de l'Amérique", l'entretien vire à l'affrontement.
A partir de documents d'archives et des mémoires des intéressés, Hervé Bentégeat a procédé à une pertinente analyse des caractères et des enjeux pour construire une partition à la dramaturgie efficace et néanmoins divertissante car nourrie de mots d'auteur soutenus par le goût réel des protagonistes pour les formules, voire des bons mots, aussi lapidaires qu'assassines.
Ainsi campe-t-il ces personnages historiques dont l'antagonisme, qui commence dès la physionomie entre un Churchill tout en rondeur à la bonhommie pateline face à De Gaulle "Vielle France" raide comme un passe-lacet, semble d'autant plus irréductible qu'il concerne tant l'individu - avec des tempéraments opposés d'un pessimiste actif et d'un optimiste dépressif comme l'indique l'auteur dans sa note d'intention - que l'homme politique avec de réelles divergences d'opinion.
De plus, la confrontation, l'un des fondamentaux du théâtre, s'avère également dynamisée par leurs deux points communs essentiels : ce sont deux hommes de pouvoir et d'ambition en quête de gloire qui pratiquent la politique dont chacun sait qu'il s'agit d'un art du mensonge et un jeu de dupes et qui ont la même conscience que ce temps de guerre leur permet de s'écrire un destin.
Construite de manière chronologique, la situation est solidement tramée avec une jubilatoire joute oratoire à fleurets non mouchetés qui se poursuit par diplomates interposés tout en ciblant les convictions personnelles concernant la guerre, la politique, les politiciens de "la democrassouille" dixit De Gaulle, les Français champions du "café du commerce", la démocratie, la géopolitique, la future suprématie américaine et l'Europe dont la résonance est d'une contemporanéité patente.
Sans se perdre en effets inutiles, la mise en scène de Jean-Claude Idée soutient efficacement le texte aux dialogues affutés, tout comme les comédiens.
Aux côtés de Laurent d'Olce et Denis Berner, parfaits dans le rôle des plénipotentiaires modérateurs, deux comédiens belges, dont la taille et la corpulence favorisent l'incarnation réaliste, dispensent une prestation émérite en évitant la tentation - et l'écueil - de la caricature.
Michel de Warzée, au savoureux accent anglo-saxon mâtiné avec celui du plat pays, et Pascal Racan, aux stupéfiantes intonations gaulliennes, campent avec brio le drôle et paradoxal duo que forment un Churchill truculent, tout en rondeur à la bonhommie pateline et bon vivant à la continentale et l'ascétique De Gaulle, raide comme un passe-lacet, qui évoque un insulaire puritain pince-sans-rire.
Un challenge accompli et un régal de théâtre. |