Réalisé par Jean Rouch. France/Niger. Documentaire. 1h32 (Sortie 1976). Avec Damouré Zika, Lam Ibrahima Dia et Tallou Mouzourana.
Une exposition qui vient de s’achever à la Bnf, une autre au Musée de l’Homme*, une rétrospective d’œuvres restaurées, rares ou inachevées à la Cinémathèque française du 22 au 27 novembre 2017…
Sans doute n’en fallait-il pas moins pour rendre hommage au cinéaste et explorateur de l’humanité que fut Jean Rouch.
Filmeur inlassable, le "renard pâle" a laissé derrière lui une œuvre foisonnante, généreusement dispersée qu’on ne cesse de redécouvrir. Ce passionné de l’Afrique a porté sa caméra un peu partout, enregistrant des rituels immémoriaux, suivant le quotidien de tribus dont il avait su se faire accepter.
Jean Rouch est aussi l’un des grands cinéastes de la modernité : dès le début des années 1960, il s’interroge avec son complice Edgar Morin sur les vertus du cinéma-vérité, qui deviendra le cinéma direct. Dans le très beau "Chronique d’un été", à travers le micro de Marceline Loridan, ils demandent ce qu’est le bonheur, et dévoilent les espoirs et les douleurs de leur époque.
Mais c’est un film moins connu de Jean Rouch qui a ouvert la semaine dernière cette rétrospective de la Cinémathèque française. "Babatou, les trois conseils", présenté dans une très belle copie restaurée à partir d’éléments en 16mm, est un film étrange et beau.
Les guerres entre villages font rage. Des guerriers partent en quête de captifs, qu’ils veulent ramener avec eux pour leur faire accomplir le travail harassant du quotidien. Le spectateur suit l’itinéraire d’un de ces groupes, qui partira pendant des années pour piller et massacrer.
Rarement on vit film si dépouillé de tout ce qui peut engoncer un film historique. L’action se situe au19ème siècle, mais elle pourrait se dérouler au 18ème ou au 20ème, tant semble éternelle la représentation qui en est faite.
La simplicité de la mise en scène, l’économie de moyens manifeste donne àeBabatu, les trois conseilse une belle épure. Jean Rouch brouille les cartes, filmant ses acteurs comme il filmerait un documentaire ethnographique. Un impressionnant rituel funéraire, où un animal est sacrifié, accompagne ainsi la mort d’un guerrier. Filmé en temps réel, il témoigne d’une tradition que Jean Rouch regarde sans la juger.
En effet, le quotidien occupe une grande place de ce film de guerre si concret, où tous les éléments sont convoqués : l’eau, représentée par la rivière salvatrice ou le fleuve assassin, le feu, qui éloigne les animaux de la nuit, la terre, bien sûr et surtout, où les hommes s’assoient à l’ombre des arbres.
On rit, durant cette légende épique, de voir les querelles de couple d’un guerrier et de sa femme, qui l’averti qu’elle n’est pas faite pour piller le millet. Se coiffer, aller chercher de l’eau, préparer à manger… toutes ces activités occupent autant de place, voire plus, que les tueries auxquelles se livrent les guerriers.
Car de la guerre, Jean Rouch filme surtout les moments de pause, le calme avant la tempête. Les marches dans les collines, le repos sur des coussins ou au coin du feu. Les conversations de ces hommes et de ces femmes, captives, puis épouses.
Dans ce monde où tout est cycle, la mort et la vie sont irrémédiablement liées. Les soldats tombés au combat, le commerçant attaqué par un tigre malgré sa bague protectrice, le guerrier emporté par le fleuve…
Tous sont regrettés, sans que la mort ne vienne interrompre la vie de ceux qui restent. "C’était un grand guerrier, mais c’était un con", déclare, en guise d’épitaphe, celui qui a reçu les trois conseils.
Ces trois conseils, centre du film, mêlent du conte à ce poème épique. Comment, en effet, ne pas penser à "L’Odyssée" devant ce long voyage où un homme finit par revenir chez lui, franchissant un fleuve et résistant aux sirènes de la tentation, grâce aux trois conseils qu’il eut la finesse de bien vouloir écouter ?
Pareil à Ulysse, le personnage retourne auprès de sa femme, et retrouve son fils et sa maison. Lui n’est pas roi, mais il a connu la réalité de la guerre, cette expérience qui fait passer de l’autre côté du monde, ce basculement qui fait apercevoir le revers sanglant de la gloire. Une expérience qu’il ne peut partager, et qui donne au film, in fine, une coloration tragique bouleversante. |