Réalisé par Chantal Akerman. France/Belgique. Drame. 1h48 (Sortie le 27 septembre 2000). Avec Sylvie Testud, Stanislas Merhar, Olivia Bonamy, Aurore Clément, Liliane Rovère Liliane, Françoise Bertin, Bérénice Bejo et Anna Mouglalis.
Une jeune fille chante en obturant la porte de la cuisine avec du papier collant. Elle mange des pâtes. Elle lit le journal. Elle s'ennuie un peu. Elle fait le ménage à grandes eaux. Elle allume le gaz.
"Saute ma ville", premier court métrage de Chantal Akerman, disparue en 2015, est riche de tout un cinéma à venir. De l'attente, des chansons, la mort. Un ensemble exprimé avec une grande liberté, un regard bienveillant.
Elle a su dire le temps, dans des films comme "Jeanne Dielman". Aussi n'est-il pas étonnant qu'en 2000, elle se soit attelée à un projet d'une grande ambition : l'adaptation d'un tome de la "Recherche du temps perdu".
Beaucoup s'y sont cassés les dents. Proust ne se laisse guère apprivoiser sur la pellicule. Le roman semble toujours déborder toutes les possibilités de représentation. Si "Le Temps retrouvé" de Raoul Ruiz a su conserver en lui l'essence proustienne, c'est sans doute parce qu’il a su restituer par les mouvements de caméra l’élégance de la phrase proustienne.
Les adaptations les plus littérales ont généralement laissé peu de traces (ce fut le cas d'"Un amour de Swann", réalisé par Völker Schlöndorff). C'est souterrainement, sous la peau des films, que Proust a le plus oeuvré. Le cinéma de Visconti, avec ses aristocrates proches de la mort, ses bals des têtes et son désespoir face au temps doit énormément à Proust. Sous les traits maquillés d'Aschenbach, on retrouve bien le visage usé de Charlus.
Dans "La Captive", Chantal Akerman prend une autre voie. Délaissant les fastes qui trop souvent amollissent les films d'époque, elle choisit les temps modernes. Encore que...
L'appartement de Simon dans les beaux quartiers de Paris, avec ses peintures fanées et ses soieries, reflète un passé plus glorieux. Simon ne sort guère de chez lui. Il a ses allergies, et puis, il doit écrire. Mais le roman ne peut pas encore naître, car celle qui sera son objet est encore là et le torture. Ce n’est pas l’ennui, c’est autre chose, de plus subtile, qui passe dans le corps qui souffre obsessionnellement.
Chez Chantal Akerman, Albertine s'appelle Ariane. Un choix qui n'a rien d'étonnant, puisque Paris est filmé comme un labyrinthe, plein d'escaliers étroits, de ruelles dérobées, de maisons cachées.
Simon (Stanislas Merhar) suit Ariane dans les rues. Ou elle le mène, on ne sait pas trop. N'est-ce pas elle qui détient les secrets du labyrinthe ? Un peu hésitante sur ses hauts talons d'argent, elle arpente les rues, traînant un cœur après soi. Lui marche comme Nosferatu, le dos droit, les mains crochues, avides de saisir sa proie.
Il y a bien quelque chose du film d’horreur dans cette poursuite. Simon effraie des femmes qu’il suit par erreur. La nuit, il erre comme un vampire dans la ville, à la recherche d’Ariane, comme Swann avant lui, désespéré de l’absence d’Odette.
Dans ces moments-là, Paris n’existe qu’à travers le personnage sur lequel passent les lumières des voitures et les feux colorés des enseignes. Un monde indifférent, hostile, qui dissimule dans le voile de la nuit la femme convoitée, lui offrant la possibilité d’aimer sans lui.
Le corps comme l’esprit d’Ariane demeurent impénétrables. Au cours de ses sommeils qui ressemblent à la mort, Simon se frotte contre elle, à la recherche de la faille. Au réveil, Ariane chante.
Comme un oiseau en cage, elle échange en duo avec une femme de l’autre côté de la cour. Appel vers la liberté, mais également chant d’amour, puisqu’Ariane aime les femmes. Ce mystère des amours saphiques fascine Simon, qui ne parvient pas à comprendre : Qu’est-ce qui est différent ?
L'autre est un mystère, disait Proust. Un ensemble de signes que l'amoureux se met en peine de déchiffrer, et qui ne feront que le duper. Simon veut pourtant résoudre ce mystère, comprendre ce que recèle l'âme d'Ariane.
La caméra de Chantal Akerman filme au plus près le visage lumineux de Sylvie Testud, qui se dérobe sans effort à toute analyse, son corps offert, et pourtant jamais possédé. A travers une vitre, Simon et Ariane se baignent chacun de leur côté. Il s’approche d’elle, tend la main, la guette. Mais le visage reste flou, les traits sont indéchiffrables.
La bouche ment ou oublie. Les échanges, a priori anodins, froids, entre les deux amants cachent une bataille violente, où Simon veut faire jeter les armes à sa maîtresse. Ce sont des interrogatoires, où chaque question est une accusation ou une inquiétude. Mais c’est de cette obsession que l’amour se nourrit. Sans elle, il dépérirait sans doute. |