Réalisé par Peter Bogdanovich. Etats Unis. Comédie dramatique. 1h52 (Sortie le 17 octobre 2018 - 1ère sortie 5 décembre 1979). Avec Ben Gazzara, Denholm Elliott, James Villiers, Joss Ackland, Lisa Lu, George Lazenby, Peter Bogdanovich et Bridgit Ang.
Peter Bogdanovitch revient sur le devant de la scène. Le seul cinéaste de Hollywood à pouvoir faire de la concurrence à Martin Scorsese et Quentin Tarentino en termes de cinéphilie a eu une carrière mouvementée.
Marquée par des débuts impressionnants, avec "La Cible" puis "La Dernières séance" (qui ressort en DVD/Blu-Ray chez Carlotta*), la carrière de Bogdanovitch a connu des arrêts brutaux. Et pourtant, c’est une œuvre riche, inattendue, souvent émouvante. "What’s up, doc (On s’fait la valise, Doc ?-1972)" est un hommage réussi à la screwball comedy et aux cartoons. "Paper moon (La Barbe à papa- 1973)" raconte le périple d’un homme et d’une petite fille (Ryan O’Neal et sa propre enfant) dans l’Amérique rongée par la dépression.
En 2013, Boganovitch composait un chant d‘amour à Lubitsch avec "Broadway Therapy". Et l’on redécouvre en salles le beau "Saint Jack", sorti en 1979.
C’est un sacré type, ce Jack Flowers ! Suivez-le, et il vous trouvera ce que vous voulez. Vous cherchez quoi ? Une femme ? Un garçon ? Un endroit paisible où prendre un verre, à l’abri de la chaleur étouffante de Singapour ? Il saura toujours ce dont vous avez besoin, et avec le sourire, s’il vous plaît.
Serviable, et beau mec avec ça. Quand il marche dans la rue, Jack (Ben Gazzara) ne peut pas faire cent mètres sans tomber sur quelqu’un de sa connaissance. Il sait le prénom de toutes les filles qui passent. Le roi de la combine, la chemise à motifs en plus.
C’est aussi un curieux numéro, ce Jack Flowers. Il construit tranquillement son empire, service rendu après service rendu. Proxénète décomplexé - il y a tant de mauvaises raisons pour faire l’amour, alors pourquoi pas le faire pour de l’argent - il est adoré par toutes ses filles. Il le dit en riant à William Leigh (Denholm Elliot), comptable fraichement débarqué de Hong Kong : il veut la grande maison, avec les paons dans le jardin.
Et pourtant, au fond, Jack ne semble pas tellement se soucier de l’accumulation. Il donne en permanence : de l’argent pour des bières qu’on ne lui a pas servies, sa montre à une fille déprimée, une boîte à musique à une prostituée. Et quand son bordel de luxe est saccagé par une bande rivale, il ne pleure ni ne crie. Patient. Fataliste.
Singapour fait sans doute cet effet-là. Cette ville monde est un centre de la débrouille, un labyrinthe dont Jack connaît les tours et les détours. Servant de guide à William, ou aux touristes avides de passer le temps en bonne compagnie, il fait corps avec cette ville de beauté et de danger.
Sous ses dehors avenants, sa bonne humeur permanente, Jack garde toujours un œil ouvert. Le personnage, mine de rien, surveille le monde qui l’entoure, que ce soient les malfrats qui le suivent dans la rue ou la voiture qui débarque au petit matin dans sa propriété. Il sait que Singapour défait les hommes aussi vite qu’elle les fait.
Il n’est pas étonnant, au fond, que Singapour ait fait de Jack un mac. Là-bas, tout peut se trouver, tout peut s’acheter. Il suffit d’y mettre le prix. La ville elle-même est une belle putain. Partagée entre les Anglais, dont les derniers représentants achèvent de noyer leur spleen sous les ventilateurs paresseux des hôtels de luxe, remâchant un "glorieux" passé colonial, et les Américains, qui partent au casse-pipe au Vietnam,
Singapour se vend. Les lieux sont scindés entre une culture asiatique ancienne et les nouvelles habitudes venues de l’Occident, symbolisées par la mise en parallèle de deux enterrements, l’un anglais, l’autre singapourien.
Jack Flowers, malgré toute son aisance, est aussi double que cette ville. Expatrié américain, il reste un étranger qui ne maîtrise pas la langue, et traîne avec les touristes à qui il sert d’entremetteur. Un entre-deux qui s’avère dangereux quand il s’agit de traiter avec les triades ou de se mêler des affaires américaines.
Peu à peu, Jack se met à travailler pour les Etats-Unis, incarnées dans leur forme la plus cynique par Eddie Seymour, Peter Bogdanovitch lui-même. Il propose à Jack de créer une base de loisirs réservée aux gamins qui partent pour le front, puis de participer à un coup monté pour décrédibiliser un candidat démocrate un peu trop clean. Une dégradation morale dont Jack est bien conscient.
Progressivement, ce qui n’aurait pu être qu’un film comique, consacré aux tribulations d’un Américain à Singapour, se teinte de mélancolie. Jack est las. Dans son bordel, une nuit, un soldat attaque une prostituée. Jack vient lui régler son compte, et le trouve assis, sur le bord du lit, les yeux perdus dans le vague, dopé sans doute. Un enfant perdu dans un monde d’adulte, de la chair à canon qu’on envoie au front deux jours plus tard. Alors Jack ferme la porte.
"Saint Jack" de Peter Bogdanovitch est construit sur un principe de répétition, de circularité. Dans un premier temps, cette construction crée du comique : la maîtrise de Jack sur son environnement semble totale, son speech de vendeur est parfait. Et puis, la belle machine se dérègle. Le récit est scandé par le retour annuel de William, qui retrouve son vieux copain.
Si une ellipse d’un an montre un Jack devenu le roi du bordel, seigneur omniprésent dans un palais de la volupté où il est aux petits soins pour chacun, plus dure sera la chute. L’étouffement gagne peu à peu dans ce monde où l’on croise toujours les mêmes têtes, les mêmes blagues, le même désespoir de vivre. Singapour est une ville de sable mouvant où l’on s’enfonce dans l’indifférence générale. C’est même sans doute pour cela qu’on y va.
La vie de Jack, c’est toujours repartir de zéro. On comprend, dans le plan final, que la maîtrise apparente du personnage est une illusion. Comme tous les autres, il se débat, il séduit, il boit ("Si tu ne manges pas, tu meurs", lui répète sa vieille gouvernante, et Jack s’en fout). Il retourne dans les mêmes lieux, servir les mêmes gens, en attendant, peut-être, de retourner au pays. Sur ses bras, Jack a recouvert des menaces de mort gravées par les triades par des fleurs. |