Réalisé par Orson Welles. États Unis/France/Iran. Drame. 1h22 (Sortie VOD 2 novembre 2018) Avec John Huston, Peter Bogdanovich, Robert Random, Oja Kodar, Susan Strasberg, Lilli Palmer, Edmond O'Brien et Mercedes McCambridge.
Homme de radio et de théâtre, Orson Welles avait d’abord fait frémir l’Amérique avec sa version radiophonique de "La Guerre des mondes", avant de signer un premier chef-d’œuvre, "Citizen Kane". Welles n’avait alors que vingt-cinq ans. Très vite, ses exigences rencontrent les réticences des studios, peu amateurs de retakes et rétifs devant les innovations de ce cinéaste de génie qui mettait la main à tout.
La suite de la carrière de Welles, c’est beaucoup de chefs-d’œuvre, et autant de films brisés, de tournages interrompus, de déceptions. C’est l’histoire d’un cinéaste qui a inlassablement porté des projets sur des décennies, aux quatre coins du globe, au gré des financements et des disponibilités de son équipe.
Voir aujourd’hui ressortir, sur Netflix, "The Other side of the wind*", cela signifie découvrir l’un des fragments manquants de cette œuvre monumentale. Toutefois, ce film, qui a été remaniée tant de fois, et dont Michel Legrand signe une bande originale qui n’a pas été directement approuvée par Welles, est aussi une œuvre composite.
Welles ayant l’habitude de travailler sans relâche ses films, sans doute aurait-il encore inventé, à partir de toute cette matière, un film un peu différent de celui que nous avons vu. Mais il ne s’agit pas de bouder son plaisir, devant un film étonnant, d’une absolue modernité.
Il est délicat de résumer cette œuvre où s’imbrique une foule d’éléments. Schématiquement, le récit s’articule autour de deux films : une soirée hollywoodienne organisée par Hannerford, un cinéaste de génie (John Huston) qui rassemble journalistes et gratte-papiers afin de trouver des financeurs qui lui permettront de finir son dernier film ; les extraits du film tourné par Hannerford, d’un érotisme tapageur très seventies.
La star de ce film en devenir, John Dale (Bob Random), a quitté le tournage, et son absence hante le cinéaste, manifestement fasciné par sa créature. Au point d’en faire une série de mannequins, perchés sur des rochers aux environs de sa maison.
"The Other side of the wind" est d’abord une satire assez étourdissante, qui tourne en dérision Hollywood et le cinéma qui émerge dans les années 1960. Sont jetés, pêle-mêle, la Nouvelle vague, Antonioni ou Bertolucci, tous les jeunes cinéastes qui ont transformé radicalement le cinéma.
Face à Dennis Hopper, des anciens du Mercury Theater, la troupe de Welles, ou des acteurs de l’Âge d’or hollywoodien, à l’image de Mercedes McCambridge. Comme une myriade d’insectes, les critiques et les journalistes assaillent le cinéaste de génie, cherchent de la bouche du prophète les mots qui offriront la révélation, le motif dans le tapis.
Tout est enregistré, tout est filmé. Claude Chabrol fait d’ailleurs une apparition amicale en invité, lui qui avait contribué à populariser, avec l’équipe des Cahiers du Cinéma, les enregistrements audio des cinéastes en interview. Aux côtés de Hannerford, un cinéaste aux dents longues, joué par Peter Bogdanovitch, grand critique** et cinéaste alors en pleine gloire. Bref, une foule de clins d’œil, de caricatures de critiques, comme cette femme, souvent lucide mais bien peu aimable, qui poursuit Hannerford de ses questions.
Le montage retranscrit cette folie. Welles mêle le 35mm et le 16mm (format moins coûteux), les images tournées par l’équipe de cinéma et celles supposément tournées par les journalistes et étudiants qui cernent Hannerford. Bien avant les portables et le travail sur la multiplication de l’image, Welles joue sur la pluralité des points de vue, floutant la frontière entre documentaire et fiction - comme il le fera avec "F for fake" - troublant tous les repères du spectateur plongé dans cette succession rapide d’images.
Mais cette multiplication n’aboutit bien sûr pas à une meilleure connaissance, à un débusquage de la réalité. L’alternance de couleur et de noir et blanc accentue le trouble dans cette fête où les dialogues tournent à vide tandis qu’on remplit les verres des invités, en se livrant des discours de plus en plus absconds.
Welles est celui qui maîtrise toutes les images : les fausses images de reportage, les prises à vif, le cinéma classique (magnifiques plans de Huston, en noir et blanc), les recherches formelles des années 1970. Le film de Hannerford s’inscrit pleinement dans la lignée de ces films du Nouvel Hollywood, dont le cinéaste reprend malicieusement des éléments déjà iconiques : la moto d’"Easy Rider", le désert de "Zabriskie Point", l’érotisme qui envahit les écrans. Welles renvoie parfois à son propre cinéma : le voile qu’Othello posait sur le visage de Desdémone, avant de la tuer, vient cette fois masquer le visage désirant d’une femme qui tend sa langue à travers le tissu.
Oja Kodar, dernière compagne du cinéaste, porte ses fantasmes : les toilettes d’un bar, d’un blanc immaculé, renferme des amours multiples, une baby doll regarde Oja se défaire de sa combinaison mouillée, l’éclair d’une fermeture qu’on abaisse révèle la peau brune d’une femme vêtue d’un anorak aux reflets métalliques… Cette chair est d’ailleurs sans cesse retravaillée, tour à tour montrée et cachée, devinée sous une robe, comprimée, redessinée par les ressorts d’un sommier de métal.
Cette femme, objet d’un désir voyeuriste, finit par s’attaquer à de nombreux symboles phalliques, menaçant de castrer son partenaire, abattant à coups de ciseaux une structure de plastique érigée dans les airs. Welles s’amuse aussi de cette nouvelle perception du masculin et du féminin, avec ces garçons, qui, aux yeux des anciens, ressemblent à des filles ; deux personnes, dans une cabine, portent à un pied une chaussure d’homme, à l’autre une chaussure de femme.
Welles se moque également des maniérismes de mises en scène, multipliant les effets sur les reflets, les superpositions, les cadres dans le cadre, faisant de cette fable érotico-existentielle un curieux jeu de miroirs.
Mais le jeu est plus profond : comme l’explique l’un des personnages à un producteur réticent, le cinéma est un art du faux-semblant, où l’on joue sans cesse de la chronologie, où l’on remodèle les histoires en ajoutant un insert.
Le cinéaste est le démiurge qui a le pouvoir sur cet ensemble, qui se fait ou se défait durant le montage. Un démiurge tyrannique, pareil à cette voix divine du cinéaste qui se pose sur les rushes, et vient commenter, interrompre les gestes de ses acteurs. Une voix qui est violente. Une voix qui renvoie à toute la carrière de Welles, de la radio au doublage de ses acteurs, à l’annonce parlée de ses génériques, une voix que chacun connaissait.
Et puis, "The Other side of the wind" est d’une grande mélancolie. C’est un film shakespearien, plein de bruits et de fureur, où un vieux roi humilié regarde les hyènes se partager ce qu’il reste de lui. Un animal sacré - le film devait initialement s’appeler "The Sacred Beasts" - qui trahit peut-être son art pour pouvoir faire un film. Un Hemingway loin du soleil de l’Espagne, ravagé par l’alcool et la fatalité du suicide. Dans ce rôle, le grand corps fatigué de Huston porte toute la lassitude de sa condition. Il est un "tough magician***".
Mais que reste-t-il, après la dernière séance ? Une œuvre que personne ne regarde, le sentiment d’avoir fait son temps, des amis que vent emporte. Contemplant la cathédrale de Chartres dans "F for fake", Orson Welles dira plus tard : "C’est une évidence : nous devons tous mourir. De tout cœur, pleurez les artistes morts, exclus du passé vivant. Tous nos chants seront étouffés. Sauf un qui continuera à s’élever. Peut-être que le nom d’un homme n’importe pas tant." |