Réalisé par René Clair. France. Comédie. 1h15 (Sortie février 1925). Avec Albert Préjean, Marcel Vallee, Madeleine Rodrigue, Louis Pré Fils, Charles Martinellini, Myla Seller, Antoine Stacquet et Henri Rollan.
Les années 1920 sont des années de vitesse. On met, entre la guerre et soi, le plus de distance possible. On roule dans des voitures rapides, on traverse la terre, la mer, le ciel. On réduit l’espace et le temps, et la décennie fait entendre une musique particulière, celle du jazz et de la mécanique.
Dans ce tourbillon des fêtes et du monde à reconstruire, la ville est à la fois ce qui enchante et ce qui dévore. Les êtres se laissent aspirer par les séductions de capitales frénétiques, où le trafic incessant des machines et des êtres devient une danse folle.
Le cinéma participe de cette folie, en expérimentant ses montages rapides, en mettant en évidence des mondes conquis par cet esprit des "roaring twenties". Les symphonies des grandes villes font voir cette respiration urbaine si singulière, ce passage continu, à la fois excitant et angoissant, et que restitue à merveille la musique de Jeff Mills, invité spécial de cette ouverture de cycle.
Mais le cinéma est aussi ce qui a le pouvoir de tout arrêter, d’un coup, sans prévenir. De faire disparaître la circulation encombrée, de faire ralentir les passants trop pressés, d’imposer le silence à la modernité chaotique qui finit par épuiser les nerfs.
Dans "Paris qui dort" de René Clair, en ce petit matin bien parisien, notre héros (Henri Rollan), sort de son lit et regarde la ville depuis son balcon. Le plus beau balcon de la capitale, soit dit en passant, puisqu’Albert travaille tout en haut de la Tour Eiffel. Mais il se sent aussi bien seul, puisque son remplaçant ne daigne pas arriver. Une fois descendu, il découvre avec stupeur que toute la ville est comme endormie. Seules cinq autre personnes, arrivées en avion au petit matin, ont échappé à cette malédiction tout droit sortie d’un conte.
Que ferions-nous, si Paris nous appartenait ? Les six compères deviennent les maîtres d’un monde qui est à présent leur terrain de jeux. Une joie anarchiste, plus que rafraîchissante, habite cet univers de survivants. Tous les objets peuvent être possédés, tous les désirs peuvent être immédiatement réalisés, il n’est rien qui ne soit interdit. Bijoux, fourrures, tableaux… les Robinson Crusoé de la Tour Eiffel se construisent une tanière de luxe, en attendant un signe de vie extérieur.
L’esprit Dada est bien là, qui voit les valeurs traditionnelles s’inverser : la Joconde est trimballée dans la voiture comme une vulgaire croûte, on jette des perles dans le ciel, les billets deviennent des avions de papier. Place du Trocadéron, on bronze en maillot de bain. Au fond, dans un monde abandonné, la seule chose qui ait encore de la valeur, c’est le jeu, et l’oubli qu’il offre.
Jeux de cartes, jeux de séduction, jeu du chat et de la souris, le jeu est multiple… Sauf que dans un monde arrêté, le jeu finit par tourner à vide. Reste Paris, lui aussi paradoxalement bien petit, à présent qu’il est endormi. Du haut de la Tour Eiffel, la capitale a des allures de maquette, immuable et paisible ; inquiétante aussi, quand les personnages s’installent tout près du vide, y courent, s’y battent.
Cette Tour Eiffel, à la fois familière et énorme, est filmée souvent en contreplongée. Les descentes et les ascensions constituent de magnifiques moments de cinéma, où la caméra parvient à trouver sa place dans un espace étroit et encombré pour filmer la beauté de ces lignes droites et sévères, de ces escaliers en colimaçon cachés dans la structure.
Le symbole du monde moderne se détache sur le ciel, déployant poutrelles et filins comme une gigantesque toile d’araignée. Mais les personnages savent y trouver leur place avec une grâce toute fantaisiste. Perchoir, nid d’amour, planche de salut, la Tour Eiffel est la maison perpétuellement ouverte sur l’espace, où l’on se tient entre le ciel et la terre. Albert dodeline sur une barre de fer, d’autres trépignent comme des oiseaux en cage, la robe de la femme se tend sur son corps comme des ailes de la dentelle la plus fine. Tour refuge et prison.
Mais le film ne se laisse jamais happer trop longtemps par la tristesse, et, après ce temps qui s’écoule indéfiniment revient le temps de la course. La ville rattrape son retard, et après avoir été fixée par le cinéma, voit son rythme soudain accéléré à toute allure. Les personnages aussi n’auront de cesse de courir, l’un après l’autre (le détective et le voleur), après leur passé (le bourgeois et sa maîtresse), après ce qu’ils n’ont pas (la femme repart faire le tour du monde).
Et pourtant, en haut de la Tour Eiffel, il reste un petit coin de ciel où le temps n’existe plus. C’est celui où les amoureux pourront toujours se retrouver.
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