Ecrivain
capé, archi reconnu par ses pairs, récompensé par un nombre
important de prix, Don De Lillo (1936) fait figure aujourd’hui
de prophète. Il est vrai qu’il a écrit des textes surprenants,
a su analyser très tôt, dès le début des années
70, les déviances - pour ne pas dire la dégénérescence
- de la société américaine. Aujourd’hui, une attention
toute particulière est apportée à toutes ses œuvres.
Déshumanisation
" Nous ne posons pas de questions [...]. Tout est tellement organisé.[...].
J’aimerais poser quelques questions, demander ce que c’est que ci,
et çà, où nous en sommes, à qui est la vie que je
mène, et pourquoi."
Avec Players, le style cinématographique de
De Lillo prend toute son envergure. Nous assistons à des scènes
comme si nous étions caméra au point, réalisant un film.
Guidé par l’écrivain / réalisateur (dont la technique
est excellente : plans fixes, gros plans, séquences, jump cut…
tout s’y retrouve ), nous sommes invisibles pour les personnages.
Players a été publié en 1977 et traduit en France pour
la première fois en 1993. Le moins que l’on puisse affirmer et
qu’il porte bien son nom : Player (art, cinéma) : actor (anglais),
acteur n.m. (français) (granddictionnaire.com).
Les personnages qui peuplent l’Amérique de De Lillo sont des acteurs.
La vie a perdu son sens. La mort aussi. Il ne reste qu’à jouer,
qu’à continuer de jouer jusqu’à ça s’arrête
– mais qu’est ce qui devrait s’arrêter ? Pour cela il
faudrait avoir conscience que ça a commencé.
Les personnages de Don De Lillo ne savent plus. Ont-ils jamais su ? Ils sont
là parce que leur rôle est d’être là. Il n’y
a plus de références. Les notions de bien et de mal n’existent
pas là où ils se trouvent. Seul le système existe par des
procédures, des process, un re engineering permanent. Un système
labyrinthique où l’on va d’un point à l’autre.
Et puis retour.
Ainsi, Lyle, trader au NYSE, prend parfois conscience de ce système,
de cet abstraction de la réalité qui tend à remplacer la
réalité : une nouvelle réalité ? – est-ce
possible ?. Rien, plus rien, plus de croyance, d’espoir, de foi. Sans
morale : il joue le rôle que les autres attendent de lui. Il trompe sa
femme Pammy sans plaisir, sans joie, sans volonté seulement parce que
les autres attendent de lui qu’il le fasse.
Même lorsqu’il complote avec des terroristes (conséquence
d’une quasi fantastique séquence de cause / effet, cause / effet,
etc.) il n’est pas capable d’être loyal et fidèle.
Les autres le sont-ils d’ailleurs ? Pendant ce temps Pammy fantasme sur
deux homosexuels loufoques Ethan et Jack, le premier étant son collaborateur
lors d’un séjour qu’elle passe avec eux dans le Maine.
De Lillo décrit une société moribonde structurée
comme un décor de théâtre, de film (le style de De Lillo
est alors tout à fait approprié), organisée en univers
avec des membres qui peuvent participer à plusieurs d’entre eux
en tant que premier, second rôles voire figurants. Plus de moteur, plus
de buts, d’objectifs, de lucidité. Une société -
système labyrinthique, qui a succombé à « la séduction
des labyrinthes et des techniques compliquées ». Parfois, Lyle
et Pammy ont des éclairs de lucidité : malgré le système
dans lequel ils évoluent sans réelle orientation, il sentent ou
- plutôt pressentent - la réalité. Un visage, une action,
un détail – en tous cas quelque chose d’insignifiant- les
plongent dans une hébétude hypnotique.
N’est-ce pas normal en fait ? Lorsque nous évoluons dans une obscurité
totale, la plus petite lumière, la moindre étincelle ne manque-t-elle
pas de nous aveugler ? "Le choc [...] que cela lui causa était
pure vérité, du genre qui révèle des états
intérieurs, des faveurs et d’anciennes grâces reparaissant
à la lumière."
[...]
L’oracle
De Lillo n’a pas seulement fait preuve d’une acuité hors
du commun dans son observation de la société US. Sa popularité
s’est récemment accrue lorsque se sont réalisées,
vingt cinq années plus tard, les phrases suivantes :
"Les tours [les Twin Towers] ne pouvaient pas être permanentes.
Elles restaient des concepts, non moins éphémères, malgré
leur masse, qu’une banale distorsion lumineuse."
C’était le 11 septembre 2001.
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