Monologue dramatique d'après l'oeuvre éponyme de Albert Camus interprété par Ivan Morane. Dans un bar à matelots du port d'Amsterdam, un homme dont l'allure bourgeoise et le langage châtié ne sont pas ceux d'un marin en goguette, accoste un homme à l'allure similaire, comme lui-même manifestement étranger et qui va s'avérer un compatriote français, pour lui proposer ses services.
Pour traduire sa commande de verre de genièvre, mais au-delà et non pour des services particuliers pour égayer une périple touristique.
Telle est la situation doublement surprenante utilisée par l'écrivain et philosophe Albert Camus comme entrée en matière de son roman "La Chute", publié en 1956 en pleine contestation des chantres de l'existentialisme, dont le propos ainsi que précisé par l'auteur consiste à dresser le portrait d'"un petit prophète comme il y en a tant aujourd'hui. Ils n'annoncent rien du tout, et ne trouvent pas mieux à faire que d'accuser les autres en s'accusant eux-mêmes".
Ce portrait est celui d'un homme, avocat reconverti en juge-pénitent, s'affirmant saducéen, vaniteux qui se targue de ses "supériorités" au regard du vulgum pecus mais lucide en se qualifiant "prophète vide pour temps médiocre", qui délivre une confession de p(r)êcheur pour qui "chaque homme témoigne du crime de tous les autres".
Homme désespéré, il tend un miroir accusatoire au soutien de la thèse de la culpabilité consubstantielle à la nature humaine dans une variation athée de la morale judéo-chrétienne, fondée sur la chute, celle du péché originel, dont Albert Camus utilise abondamment de la terminologie.
L'intérêt de la partition, outre sa controverse philosophique, tient à sa conception en suspense, notamment pour le spectateur qui ne connaît pas l'oeuvre originale, qui inclut le quasi fantastique à la façon du "Horla" de Guy de Maupassant avec le récit du rire, qui signe la réminiscence et la conscience de l'évènement traumatique révélateur pour l'homme qui ne peut plus traverser un pont, et le thriller policier à la Ian Piers avec une histoire de tableau volé, en l'occurrence véridique, du panneau intitulé "Les Juges intègres" du retable "L'Agneau mystique" de Jan van Eyck.
L'opus revêt la forme d'un dialogue avec un interlocuteur muet, ce qui induit la faisabilité d'une transposition théâtrale en monologue dramatique et l'adaptation, consistant en un resserrement du texte, élaborée par Catherine Camus, la fille de l'auteur, et le comédien François Chaumette est mise en parole de manière émérite par Ivan Morane avec la collaboration artistique de Bénédicte Nécaille.
Avec un plateau nu et un fauteuil, Ivan Morane signe une scénographie basée quasi uniquement, hors les inserts sonores de Dominique Bataille, sur un beau travail de lumières de sa conception.
Et, à l'interprétation, avec une élocution parfaite et une éloquence sensible, Ivan Morane captive l'auditoire en portant à son acmé ce manifeste d'un humaniste agnostique. |