Suite à la lecture de son dernier ouvrage concernant Michel Rocard, j’ai souhaité en savoir plus concernant l’auteur et le livre. Rendez-vous fut pris avec Pierre-Emmanuel Guigo, disponible et intéressé par ma démarche, pour lui poser quelques questions.
Pierre-Emmanuel Guigo, vous venez de publier une excellente biographie de Michel Rocard chez Perrin. Pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Je suis maître de conférences en histoire à l’université Paris Est Créteil. J’ai étudié à Sciences Po, puis obtenu l’agrégation en 2012. Ma thèse soutenue en 2016 à Sciences Po, sous la direction de Jean-François Sirinelli, portait sur la communication de Michel Rocard entre 1965 et 1995. Cette biographie s’appuie en partie sur elle, mais pas seulement. J’ai également eu accès, à la suite de la thèse, à près de 4000 documents qu’il avait conservés chez lui.
Pourquoi, un peu moins de quatre ans après son décès avoir souhaité écrire une biographie sur Michel Rocard ?
Pierre-Emmanuel Guigo : La biographie découlait assez logiquement de ma thèse. Au-delà de la dimension communicationnelle qui avait fait l’objet de mon doctorat, je voulais approcher de plus près l’homme Michel Rocard. Il me paraissait aussi un bon exemple pour comprendre les mutations contemporaines du politique, tant sur le plan idéologique, médiatique, partisan, que dans le rapport à l’éthique.
En introduction, vous le présentez comme un homme politique apolitique. En quoi Michel Rocard est-il un homme politique à part selon vous ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Michel Rocard n’était pas "apolitique" au sens où on l’entend le plus souvent, c’est-à-dire refusant la prise de parti politique. La politique recouvrait une large partie (la totalité ?) de son existence. J’ai employé le terme car Michel Rocard, bien qu’homme politique d’expérience s’est toujours situé en décalage du mode de fonctionnement classique de la politique française (et même plus générale). Il refusait de différencier morale et politique, alors que depuis Machiavel, la politique est conçue en dehors des enjeux moraux ; il s’est toujours situé à la marge des partis politiques, alors même qu’ils étaient encore un outil essentiel pour parvenir au pouvoir ; à l’affrontement systématique, il préférait la recherche de compromis ; à la conquête du pouvoir il préférait son exercice ; à la gestion des hommes, il privilégiait la gestion des choses selon une belle formule de son ancien directeur de cabinet Jean-Paul Huchon. C’est ce pas de côté perpétuel sur la route de la politique qui me paraît faire son "apolitisme".
Le livre est passionnant, foisonnant de détails sur sa vie, son enfance, son parcours politique, son militantisme, sa vie privée avec des divorces nombreux. Comment avez-vous obtenu toutes ses informations le concernant ? Combien de temps avez-vous pris pour rédiger cet ouvrage ?
Pierre-Emmanuel Guigo : L’écriture de la biographie en elle-même a pris à peu près 2 ans. Mais en réalité, le travail sur Michel Rocard a débuté en 2010 avec le mémoire de recherche qui lui était déjà dédié. On peut donc dire que ce livre est l’aboutissement de dix ans de travail consacré en bonne partie à Michel Rocard. En termes de sources, je m’appuie sur le fonds d’archives qu’il a déposé en 2011 aux Archives Nationales, sur les archives qu’il avait laissé à la mairie de Conflans, sur les archives de plusieurs de ses anciens conseillers, dont Pierre Zémor, et enfin sur ses cartons personnels qu’il avait conservés chez lui et qu’il m’a demandé de classer à partir de 2014. Parmi ceux-ci une dizaine de carnets personnels dans lesquels il écrivait quasi-quotidiennement ce qu’il faisait et qui il rencontrait. Une vraie mine donc !
J’ai également réalisé une centaine d’entretiens avec ses proches, ses conseillers, ses adversaires, des journalistes, depuis 2010.
Quand on parle de Michel Rocard, très vite on pense à Francois Mitterrand, sûrement son principal adversaire politique alors qu’ils étaient dans le même camp. On distingue bien dans l’ouvrage ce que Mitterrand pensait de lui mais moins l’inverse, sauf lorsque vous évoquez l’entretien qu’il consacre aux Inrocks en 1995. Que représentait Mitterrand pour Rocard ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Autant Mitterrand a gardé un mépris assez constant à l’égard de Michel Rocard depuis le début des années 1960, autant pour Michel Rocard les choses sont plus complexes. Il a alterné les phases d’appréciation et de détestation. Il a clairement rejeté François Mitterrand dans les années 1960, en raison du rôle de ce dernier lors de la Guerre d’Algérie. Puis s’est rapproché de lui, notamment lorsque François Mitterrand l’invite à faire partie de son équipe de campagne lors de la présidentielle de 1974. S’ensuit 2 ans d’idylle, avant que l’affrontement ne reprenne, Michel Rocard ne partageant par la stratégie de François Mitterrand (l’Union de la gauche), ni son mode de direction du parti. L’affrontement atteint son paroxysme en 1979-1980, avant que Michel Rocard ne se retire en faveur de François Mitterrand pour la présidentielle de 1981. Devenu ministre en 1981, Michel Rocard est très critique du mode de gouvernement de François Mitterrand, ce qui l’amènera d’ailleurs à démissionner en 1985. Nommé Premier ministre en 1988, il connaît à nouveau une période d’entente cordiale avec son ancien adversaire. Son limogeage en 1991 finira d’achever les dernières illusions. Ses propos à l’égard du chef de l’Etat seront désormais incendiaires.
L’ouvrage nous montre aussi que Michel Rocard est souvent passé à côté d’un destin présidentiel ? Était-ce son rêve ? Aurait-il été un bon président à votre avis ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Il avait écrit dans Le cœur à l’ouvrage que l’ambition de servir son pays l’habitait, mais ne le dévorait pas. Il y a effectivement des occasions où cette ambition aurait pu l’inciter à franchir le Rubicon. Il s’y est refusé. Ainsi en 1980, en se retirant derrière François Mitterrand, créant même des remous au sein de son équipe. Ou encore en 1988, en préférant à nouveau retirer sa candidature en faveur de François Mitterrand. En 1995, la voie semblait libre, mais lui-même avait perdu une partie de l’envie, comme me l’ont dit plusieurs de ses proches, dont Manuel Valls. Ses carnets le montrent effectivement moins motivé par une nouvelle candidature. Quant à savoir s’il aurait été un bon président, ce n’est pas l’objet de l’historien d’y répondre.
On peut par contre s’essayer à un exercice d’uchronie : que ce serait-il passé s’il était devenu président ? Peut-être cela aurait évité beaucoup des affaires politico-financières des années 1980-1990. On peut également penser qu’il aurait plus étalé les mesures prises par le gouvernement en 1981 afin de limiter l’inflation et l’endettement. Il aurait mieux résisté que les autres présidents à la tentation du faste présidentiel. En ce qui concerne les institutions, il n’aurait pas cherché à modifier le mode de scrutin comme en 1986 avec l’adoption de la proportionnelle intégrale. On peut également penser qu’il aurait trouvé un compromis plus tôt sur la Nouvelle-Calédonie, évitant Ouvéa. Il avait mis comme première mesure en 1988 la revalorisation de l’Education Nationale, ce qu’il n’a pas pu faire, une fois au pouvoir. Sur la politique européenne, je ne suis pas sûr qu’il y aurait eu d’énormes différences, ni sur la politique internationale plus généralement.
Il n’y a pas longtemps, on a de nouveau entendu parler de Rocard au moment de l’utilisation du 49-3 pour la réforme des retraites ? On sait que Rocard l’utilisa 28 fois au cours de ses trois années à Matignon. En quoi la l’utilisation de ce 49-3 fut différente ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Le Premier ministre Michel Rocard n’avait pas de majorité absolue à sa disposition. Le 49-3 était donc souvent un moyen de survie pour son gouvernement. Lorsqu’il n’arrivait pas à obtenir les voix soit des députés centristes, soit des députés communistes, c’était la seule solution qu’il lui restait pour pouvoir adopter ses textes. Il est le seul gouvernement de la Vème République à s’être trouvé dans cette situation. Le gouvernement actuel a une majorité de 295 députés, sans compter les élus Modem.
Une grosse partie de l’ouvrage est consacrée aux trois années passées à Matignon. Beaucoup de réformes, une gestion intelligente du problème néo-Calédonien mais aussi des contestations sociales dans la rue (on pense aux infirmières). Michel Rocard a-t-il été un bon premier ministre ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Là encore, l’historien n’est pas là pour juger. Personnellement, je n’aime guère l’histoire tribunal qui met en avant les "gentils" et cloue au pilori les "méchants". La réalité est souvent plus complexe que cela. J’ai essayé dans cet ouvrage de faire un bilan objectif de ce que fut le travail de Michel Rocard à Matignon, sans occulter les points négatifs. Le paradoxe en tout cas, c’est que son bilan est présenté comme "maigre" par les éditorialistes à l’époque, alors qu’en comparaison des gouvernements précédents et suivants il est très conséquent !
CSG, RMI, Nouvelle-Calédonie, sauvetage d’Air France, modernisation de La Poste, ses réformes, souvent moins spectaculaires, ont duré.
Sur d’autres points, il n’a pas pu aller aussi loin qu’il l’aurait voulu, ou qu’il l’aurait fallu. C’est le cas de la politique de la ville, de l’immigration, et en partie de la politique sociale. Il faut toutefois ajouter qu’il devait composer avec un président qui n’attendait qu’une occasion de se séparer de lui, un gouvernement qui lui était en majorité indifférent ou hostile et une majorité relative à l’Assemblée.
On voit aussi que Michel Rocard aurait beaucoup aimé intervenir dans la politique extérieure à cette époque ? Quels étaient ces projets ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Oui, c’est ce que Jean-Paul Huchon avait dénommé la "BOP" : bataille pour l’organisation de la planète. L’idée principale était de promouvoir une meilleure organisation des problèmes du monde, passant par une coopération accrue des états, un renforcement des grandes institutions internationales. A Matignon il est notamment intervenu pour initier les conférences sur la planète dont les COP sont l’héritage, ainsi que la protection de l’Antarctique.
L’ouvrage nous montre aussi son engagement profond dans l’environnement et l’humanitaire. Michel Rocard était-il un idéaliste ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Idéaliste, je ne crois pas. Au contraire, il avait souvent une manière très réaliste d’aborder les problèmes, sans doute hérité de sa formation de haut fonctionnaire. Il aimait d’ailleurs se qualifier lui-même de "briseur de rêve".
En 1991, l’ouvrage nous montre comment il est débarqué par Mitterrand qui veut faire un dernier coup en plaçant Edith Cresson à sa place. Une fois encore, l’Elysée lui tend les bras pour 1995. Il prend la tête du PS en 1993 mais fait l’erreur d’être tête de liste aux élections européennes. Michel Rocard était-il un très mauvais stratège politique ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Très mauvais je n’irais pas jusque-là. Il a notamment réussi à se maintenir à la tête du PSU, alors que la majorité tanguait contre lui en 1971. Mais il était loin d’égaler sur le plan de la stratégie François Mitterrand, Laurent Fabius ou Jacques Chirac.
Pourquoi renonce-t-il à se présenter en 1995 ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Après la défaite aux européennes, il pense qu’il n’est plus en état de se présenter.
Dans l’ouvrage, on voit aussi l’influence des émissions satiriques de l’époque comme Le Bébête show ou Les Guignols sur sa carrière ? Comment s’explique selon vous, l’image que donnaient ces émissions de lui ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Le Bébête Show n’a pas beaucoup d’influence sur l’image de Michel Rocard. Sa caricature Rocroa correspond assez bien à l’image que l’on se fait de lui dans les années 1980 : un technicien un peu austère, mais honnête. Les Guignols pointent du doigt un Rocard devenu incompréhensible pour ses contemporains. Michel Rocard n’est plus ainsi un objet d’éloges ou de critiques, mais juste un personnage sans intérêt, d’une époque révolue.
En 1995, une fois sa carrière nationale terminée, Michel Rocard va s’investir dans l’Europe, lui qui ne croyait pas beaucoup à la construction européenne dans les années 50. Pourquoi ce changement ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Il croyait à la construction européenne ! Mais pas telle qu’elle était amorcée. Dès 1948, il s’engage pour une Europe politique. Ce qu’il regrette c’est que la construction européenne soit uniquement axée sur l’économique et notamment le libéralisme. C’est ce qu’il dénonce dans son ouvrage co-écrit avec Georges Le Guelte et Jean-Paul Huchon. Il continuera d’ailleurs sur le même plan après la crise de 2008. Il aurait voulu un grand plan de relance européen (qui semble d’ailleurs s’esquisser aujourd’hui). Il avait contacté plusieurs des principaux dirigeants européens, mais sans succès.
Qui sont pour vous aujourd’hui les héritiers de Michel Rocard ?
Pierre-Emmanuel Guigo : C’est une question débattue dans le livre, car elle se pose en permanence. Elle s’est d’ailleurs posée de son vivant. On peut dire qu’il a tout fait pour dissuader tous les prétendants au titre ! Dans sa dernière interview, il renvoie dos-à-dos Manuel Valls, ancien président des jeunes rocardiens et Emmanuel Macron dont il s’était rapproché les dernières années de sa vie. Ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui, beaucoup de nos dirigeants ou les chefs de partis sont d’anciens rocardiens. Emmanuel Macron donc, Manuel Valls, Christophe Castaner, Benoît Hamon, Olivier Faure et même Edouard Philippe !
En lisant votre ouvrage, on se rend compte que Michel Rocard fut un grand homme politique, un homme honnête et de convictions peu reconnu ou pas assez. Michel Rocard fut peut-être l’homme politique idéal que les français sont incapables d’élire ? Pourquoi à votre avis ?
Pierre-Emmanuel Guigo : Cette provocation que je me suis autorisé en fin d’ouvrage se veut une petite pique sur la manière dont nous choisissons nos gouvernements. Je laisse donc les lecteurs y réfléchir.
Pierre-Emmanuel Guigo, je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré et le formidable ouvrage que j’ai eu la chance de pouvoir lire pendant cette période inédite. |