Ah, Mon dieu…
J'étais confortablement installé dans le salon, affalé sur le sofa en face de la baie de vitrée qui donne sur la forêt quand mon fiston s'est pointé et s'est écroulé dans le fauteuil latéral.
Je me suis levé, j'ai inséré le deuxième cd du dernier Kate Bush dans le lecteur puis je suis retourné à ma place. L'autre dodelinait de la tête, des écouteurs minuscules sur les oreilles.
Je suis son père quand même.
"- Eh, gamin, t'entends ça ?"
Pas de réponse, aucun mouvement des paupières.
Je le regarde. Son visage est vide, blanc, comme s'il manquait d'air. Sa casquette, rabattue en arrière se soulève, découvrant son front, laissant apparaître des cheveux bruns, comme ceux de sa mère.
Bon. C'est mon fils. Enfin, théoriquement.
Je me sens obligé de tenter une approche. Je me relève, m'approche de lui. Il ne sent même pas ma présence. Je demeure quelques secondes comme cela, percevant un gouffre d'inconnu à la vue du doux slogan qui orne son tee-shirt.
"Kiss my ass".
Putain.
Mais qu'est-ce que je peux encore faire pour lui ? Lui filer du fric. Et puis ? Je le secoue par la manche.
"- Humm… C'est quoi ?"
Je lui fais signe avec les mains d'enlever ses oreillettes.
"-Ah, P'pa. C'est toi… Qu'est-ce tu veux ?
- T'écoutes quoi ?"
Il se frotte les yeux. Ils sont brillants. Je remarque l'odeur d'herbe qui flotte autour de lui. Je suis sûr qu'il doute que c'est bien son paternel qui lui adresse la parole.
"- Linkin Park.
- Ah ? Quel genre ?
- Du mét… Euh… Du rock.
- Connais pas.
- Hin-hin…"
J'hésite encore – la deuxième fois en moins de dix minutes-.
"- T'entends ce qui passe ?
- Ouais…
- T'aimes bien ?
- Ouais !
- Te fous pas de ma gueule.
- C'est quoi ?"
Je suis soudain saisi par un sentiment de fierté. J'ai réussi à l'intéresser à quelque chose. Oui, ce garçon en loques qui ne ressemble à rien d'autre qu'un épouvantail à corbeaux est bien mon gamin : il a hérité de son père sa curiosité légendaire pour tout ce qui est musical.
"- C'est le dernier Kate Bush.
- Ah ouais ! C'est celle qui chantait "Babooshka".
- Cool ! Tu connais Kate Bush !
- Yop, cool ! Hin-hin… C'est mon pote Fred qui m'a fait écouté. Il m'a aussi dit qu'il aimerait bien la baiser."
Eerkk !
"- Ton ami est un petit con.
- Hin-hin. Il a une excuse : il est jeune.
- Y a pas d'âge pour être con : il y en a certains qui commencent très tôt et d'autres qui arrêtent tard, très tard. Souvent trop tard.
- Ces petits oiseaux, ces synthés, ce piano, cette voix rassurante… C'est marrant, ça ressemble presque à du Murat ce truc."
Je suis interloqué.
Le bougre, il a raison. Il a des accents de "Dordogne" et de "Terre de France" ce "Sky Of Honey". En plus, ça explique que Lenoir adore.
Mon torse se gonfle, je suis aux anges : mon fils est un génie, un futur rock-critic ! Le Lester Banks du vingt-et-unième siècle.
"- En plus tu connais Murat.
- Ouais… Fred m'a fait écouté. Il a plein de vieilles merdes en vinyles que collectionnait son frangin. Toi aussi, t'en as."
Je descends de douze étages. Ce… ce **** là en face de moi, ce n'est pas un humain. Il n'a pas de cœur.
"- Ce que fait Murat, c'est plutôt chouette…
- Chais pas. Mais tu as raison : on peut être con à tout âge.
- Ah ! Tu vois…
- Ouais. Murat, lui, c'est un vieux con."
Là, je suis à terre. J'abandonne. Je pousse à fond le volume de la chaîne et rejoins ma place sur le canapé.
Il est pourtant bien cet album de Catherine Bush, on l'attendait depuis douze ans… Construit en deux parties, il propose une alternance de morceaux plus ou moins rythmés ("King of the mountain", "How to be invisible", "Joanni" est son beat trip-hop) sur "A sea of honey", portés par la sublime voix de l'anglaise, de titres carrément acoustiques ("Bertie", "Miss Bartolozzi"), de chants poussés tantôt, susurrés parfois avec l'intrusion surprenante d'une voix mâle.
Et puis, la deuxième partie, "A sky of honey", est encore plus intimiste, tout en cordes et en lenteurs (avec petits oiseaux et rires d'enfant…) : une véritable fenêtre ouverte sur l'âme de Miss Bush, sur sa vie.
Bref tout cela à les allures d'un album qui vieillira merveilleusement. De haute volée, bourré d'idées, aérien, enivrant et reposant comme un bain de jouvence, l'auditeur sortira apaisé, enveloppé de voluptés de l'écoute du disque.
Ce jour-là, j'ai pris la plus importante décision de ma vie : je n'ai JAMAIS eu d'enfant. Ceux qui habitent sous mon toit ne sont pas de moi.
Et puis je n'ai plus qu'une idole : Kate Bush. |