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La Cigale  (Paris)  25 mai 2003

Je ne sais pas si vous y avez déjà réfléchi, mais il existe des artistes auxquels on ne pardonne rien. Prenez, au hasard, Oasis, même si l’exemple est un peu caricatural. Après avoir enregistré deux albums plutôt efficaces, voire même inspirés, les frères Gallagher ont réussi à perdre toute crédibilité auprès du public un tant soit peu averti, à force d’arrogance, de recyclage musical éhonté, et de médiocrité constante dans leurs productions suivantes. Quand bien même ils retrouveraient aujourd’hui le chemin de "Slide Away"ou de "Some Might Say", ce qui paraît d’ailleurs assez peu probable, ils ne récolteraient qu’indifférence et haussement d’épaules.

A l’inverse, il existe aussi des artistes à qui l’on pardonne tout. Et Chan Marshall, alias Cat Power, fait partie de ceux-là. Pourtant, quand on y pense, cela a de quoi surprendre. Auteur-compositeur-interprète, la jeune américaine écrit essentiellement des ballades simples et sombres qu’elle chante en s’accompagnant à la guitare ou au piano : rien de très original jusque là. D’ailleurs, elle même confesse, dans une récente interview au Monde : « Tout le monde peut le faire. Je n'ai pas de talent, je suis seulement habile. J'écris une chanson en cinq minutes, c'est si facile. »

Pire, elle enregistre en dilettante des albums qui sont autant de petites catastrophes. Ses deux premiers opus, les très confidentiels "Dear Sir" et "Mya Le"e, ont été enregistrés en une seule journée. Sur "Moonpix", en 1998, elle semble jouer de la guitare avec ses pieds : on peut entendre ses hésitations sur presque toutes les pistes, qu’on imagine enregistrées en une seule prise.

Quand elle revient en 2000, c’est avec "The Covers Record", dont les douze plages, comme le nom l’indique, ne sont en fait que des reprises. Enfin, et surtout, ses prestations scéniques sont en général de véritables catastrophes : elle y enchaîne des bouts de chansons qu’elle ne commence jamais vraiment et ne termine jamais tout à fait, passant d’un morceau à l’autre sans prévenir, multipliant les tentatives avortées de jouer tel titre, répétant "sorry" à tout bout de champ, fumant ostensiblement pendant de longues minutes, et se plaignant en permanence du son ou des lumières …

Malgré tout cela, on absout Chan Marshall, pour sa sensibilité d’écorchée vive et l’émotion qu’elle sait faire naître des mots les plus simples. Lorsqu’elle arrive ce dimanche soir sur la scène de la Cigale, lorsque sa voix fragile et bouleversante résonne au dessus de la foule nombreuse, on oublie tout, y compris d’ailleurs la première partie, pourtant intéressante, mais dont j’ai tout oublié, justement. Après une chanson non identifiée, sur laquelle elle s’accompagne de sa vieille guitare électrique noire, Chan passe au piano pour trois ou quatre titres. On reconnaît notamment "Names", extraite du dernier album, dans une version très lente, hésitante, et tellement expressive malgré son caractère répétitif.

Pendant ce début de concert toutefois, votre serviteur commence à s’inquiéter : ayant déjà assisté au concert de Cat Power à la Boule Noire, le 17 novembre 2002, la dernière chose que je veux est assister à une nouvelle prestation solo "classique" de Chan Marshall. Les choses s’annoncent mal en effet : Chan a déjà entamé une bouteille de rouge ; elle a déjà allumé plusieurs cigarettes, qu’elle a fumées à moitié avant de les passer dans le public ; et elle harangue déjà la salle entre les morceaux, à la recherche de personnages imaginaires. "John ? Is John here ?" Inquiet, je regarde la batterie et les amplis installés sur la scène, en espérant qu’ils vont servir à quelque chose.

Heureusement, après une dernière chanson au piano, les musiciens arrivent rapidement sur scène. Sur cette tournée, Chan est ainsi accompagnée de Will Ratesi à la batterie, de Coleman Lewis à la guitare électrique, et de Margaret White à la basse, au violon et aux claviers. A ma plus grande joie, ils resteront sur scène pendant le reste du concert. Chan passe alors à la guitare, et le groupe nous livre une très belle interprétation de "Good Woman".

Puis White troque son violon contre un clavier portatif : nous avons droit à une version de "I Don’t Blame You" très différente de celle de l’album, aux accords modifiés et à la tonalité plutôt enjouée. Le programme de ce soir comprendra aussi la chanson "Fool", extraite du dernier album, sur laquelle la batterie chaloupée de Ratesi et les chœurs de White sont du plus bel effet. Mais surtout, lorsque Chan s’installe à nouveau au piano, c’est pour entamer "Maybe Not" : la chanson, étirée sur plus de cinq minutes, serre le cœur de votre chroniquer préféré, et parvient quand même à se termine trop tôt. Maybe Not se termine toujours trop tôt …

Toutefois le concert a tendance à traîner en longueur au fur et à mesure que le temps passe. Chan fume de plus en plus, boit de plus en plus, parle de plus en plus entre les morceaux, et semble de plus en plus pressée d’en finir. Elle lance toujours dans le public des appels farfelus à des personnes qui visiblement n’existent que dans son imagination.

Mais elle fait aussi venir une véritable personne sur scène, Anne-Laure. La jeune femme s’assoit contre Chan et chante avec elle sur un titre assez punk et plutôt vociférant. Avant de partir, les deux femmes s’embrassent plusieurs fois fougueusement. D’où je me trouve, impossible de savoir si elles y mettent la langue, mais les spectateurs du premier rang devraient pouvoir vous renseigner. "She’s a slut but not a whore" , nous expliquera Chan peu après. Admettons …

Avant de terminer cette chronique, abordons tout de même le registre des reprises. D’abord, assez tôt dans le concert, avec "Fuck The Pain Away" de Peaches, sur laquelle Marshall et White rappent en duo, au plus grand plaisir du public surpris, qui applaudit et en redemande, si bien que le groupe nous sert le premier couplet plusieurs fois. Mais ce sont surtout les deux derniers titres joués avec la formation au complet qui sont dignes d’être retenus. D’abord le "Dead Leaves And The Dirty Ground" des White Stripes, puis "Stairway To Heaven", sur lequel le violon joue et improvise en permanence. Le moins qu’on puisse dire est que de ce côté, le concert aura été éclectique et étonnant.

Enfin, après une dernière chanson en solo à la guitare, Chan Marshall nous remercie et quitte la scène. Quelques instants plus tard, nous voilà tous dehors sans rappel, à réfléchir à ce que nous venons de voir et d’entendre. Personnellement, je suis plutôt satisfait d’avoir pu écouter des chansons qui ressemblaient effectivement à des chansons, et d’avoir pu assister à un concert qui ressemblait presque à un concert.

Bien sûr, il faut admettre que Chan Marshall pourrait bien s’accommoder d’un peu plus de discipline, et que ses prestations scéniques sont à la limite du manque du respect le plus élémentaire envers son public. Mais ce n’est pas nouveau : avec Cat Power, il faut prendre ce qu’on peut et oublier le reste.

Allez Chan, reviens-nous vite. De toute façon, tu sais bien qu’on te pardonne tout.

 

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