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Entretien de janvier 2008  (Paris)  24 janvier 2008

Nous continuons en 2008 les entretiens avec Jean-Laurent Cochet, que nous avons initiés en février 2007, et qui abordent l'histoire de sa vie d'homme et d'homme de théâtre.

Pour cet entretien, le fil rouge pour l'évoquer se trouve être l'écriture, notamment celle des auteurs dramatiques qu'il considère comme les plus importants du 20ème siècle et qu'il a cité lors de la lecture à une voix de "Une fille pour du vent" de André Obey proposé au public le 21 janvier 2008 au Théâtre Pépinière-Opéra.

Auteurs également avec ceux invités aux Master Classes et les travaux des élèves. Nous revenons à la lecture à une voix. La boucle s'est naturellement bouclée et il est temps de laisser Jean-Laurent Cochet filer…au théâtre.



André Obey

Nous reprenons en 2008 nos entretiens sur vous et le théâtre à partir des manifestations théâtrales que vous proposez aux spectateurs. Les deux dernières en date sont - à l'exception de "Aux deux colombes", qui est un rendez-vous presque quotidien avec le public depuis plus de 6 mois désormais, puisque vous avez ouvert la saison 2007-2008 le 22 août 2007, au Théâtre Pépinière-Opéra, avec cette pièce de Sacha Guitry que vous mettez en scène et interprétez en compagnie d'un quartet féminin - la Master Class de janvier et le dernier événement est votre lecture à une voix d'une pièce d'André Obey "Une fille pour du vent".

En préambule, vous avez rappelé comment vous aviez découvert cet auteur dramatique et comment, ensuite, ses œuvres vous avaient accompagné. Et vous avez également indiqué que André Obey figurait parmi les six auteurs qui appartenaient à votre panthéon personnel des plus grands auteurs du 20ème siècle. Je vous propose donc de commencer cet entretien par l'évocation de ces auteurs et par André Obey. L'avez-vous beaucoup joué ?

Jean-Laurent Cochet : Beaucoup. J'ai fait de lectures à une voix en l'occurrence "L'homme de cendres", "Noé, "Lazare", "Revenu de l'étoile". J'ai mis en scène et joué "Revenu de l'étoile" et "La fenêtre" et j'ai joué dans "Une fille pour du vent" mis en scène par Laurent Blanchard à qui j'ai dédié la lecture à une voix du lundi 21 janvier 2008 car il est mort quelques jour après avoir joué le soldat mort. André Obey est un auteur qui m'a accompagné toute ma vie et j'ai une passion pour lui. Ce qui est curieux (et nous n'allons pas revenir sur le fait qu'il y a des réseaux, des idéologies politiques, des ignorances et bien d’autres raisons plus mauvaises les unes que les autres qui font qu'on ne sait plus qui on monte et par qui) est que André Obey fait partie des auteurs qui pourraient - comme de tout le temps de sa gloire, et il l'a fait - réconcilier tous les publics avec le théâtre, en les éduquant comme toute grande pièce, même de poète comique, parce que c'est d'une richesse humaine extraordinaire.

André Obey était un homme d'une grande culture, d'une grande érudition et d'une grande curiosité mais, avant tout, un passionné, un amoureux de la terre, mais de la terre quand elle est en contact direct avec la création. Alors, bien sûr, il vivait à Monsoreau avec la Loire et la campagne à proximité. Je ne connais d'ailleurs pas ses croyances. J'ai rarement lu une œuvre aussi gourmande que la sienne et que, de ce fait, j'associe à celle de Colette. Elle est sensuelle, profonde, charnelle, et cela propulse en même temps dans des sphères d'intelligence extraordinaires. Il ne faut pas oublier qu'il avait une position tellement extraordinaire dans le monde du spectacle qu'il a été, très peu de temps puisque c'était à la fin de la guerre dans cette période tellement troublée de la fin de l'occupation, administrateur de la Comédie Française.

Il a aussi été un des premiers, avec Georges Delamare, je crois, à diriger la radio. Il a écrit ses premières pièces à la demande de Copeau. Et la première, "Noé", s'est jouée partout dans le monde entier. Obey a été le grand auteur et pas seulement tragique, avec sa propension au lyrisme, mais terrien, populaire. Il est aussi, et c'est un parallèle avec Montherlant, un auteur vers qui les gens vont maintenant revenir parce qu'ils vont comprendre que cette soi-disant grandeur marmoréenne est faite de sens, de chair et d'humour, mais il y a ceux qui bâtissent des cathédrales et ceux qui construisent des villages de paysans enracinés.

Ah c'est drôle que j'aie parlé de Colette, car Colette l'adorait, et quand elle était éditrice des éditions Ferenczi elle avait édité son premier roman intitulé "Le joueur de triangle". C'était un homme qui avait une sensibilité extraordinaire, une sensibilité d'écorché en quelque sorte, derrière un aspect sinon rugueux du moins d'homme solide, organisé. André Obey parlait admirablement l'anglais et avait fait beaucoup d'adaptations notamment de pièces de Tennessee Williams comme "Une chatte sur un toit brûlant" pour Jeanne Moreau, de Shakespeare dont la fameuse adaptation de "Richard III" qu'avait joué Dullin qui est une telle merveille qu'on a l'impression de comprendre Shakespeare dans la langue originale ce qui est rare. Il avait aussi adapté une œuvre nordique "Les gueux au paradis" où il avait connu Josie, son épouse.

Son honnêteté s'est retournée contre lui car tout le temps où il a été à la Comédie française il n'a pas joué ses œuvres, qui étaient pourtant au répertoire, pour ne pas avoir l'air de s'y imposer. La fille de Copeau, Marie-Hélène Dasté, faisait les costumes de ses pièces pour lesquelles il voulait que tout soit très dépouillé. Il disait : "Quand ils me montent à la Comédie Française, ils ont trop d'argent, ils veulent faire trop bien. Non, non, moi c'est le plateau nu avec quelques éléments. Quand c'est un palais il faut la porte c'est tout " ce qui était d'un modernisme incroyable.

Et puis certains auteurs avec le temps s'émiettent dans l'esprit des gens parce qu'on croit évoluer vers d'autres choses et qu'en fait on régresse. On dit qu'on manque de grands auteurs mais ils sont là ! Je ne vois pas pourquoi on ne continuerait pas à les jouer. Ce sont quelquefois des pièces difficiles à jouer. Et puis surtout à force de ne plus les jouer et de ne pas former les gens à un théâtre d'une certaine dimension, que ce soit un grand théâtre de boulevard à la Bourdet ou des œuvres comme celles d'Obey d'une plus haute école, il n'y a plus de comédiens pour les jouer

S’il fallait monter aujourd’hui "Une fille pour du vent" il ne serait pas facile de composer une distribution cohérente, lyrique et parlée, familière en même temps. J'ai également évoqué le coup de fil où Josie m'a dit : "ll est mort hier". Vous savez quand les choses sont tissées dans notre fameuse tapisserie, les rencontres se font d'une manière très étonnante. Le théâtre d'Obey est un théâtre charnel, on a presque envie de dire charnu tellement c'est dense. Il est le lien absolument direct entre un certain théâtre grec et tout ce qu'il peut y avoir dans notre Moyen Age ou la Renaissance à l'espagnole - il était très proche des auteurs espagnols et son Don Juan dans "L'homme de cendres" est admirable ! - et puis nous.

Nous, on s'est tellement décervelé, on s'est technicisé, gadgétisé, que les auteurs à la fois d'esprit, de chair, d'âme de mouvement, de lyrisme, partent aux oubliettes et on monte Becket pour l'ennui de tous, même de ceux qui prétendent se passionner pour ça. Claudel ce n'est pas du théâtre. Ce sont des œuvres qu'il a écrites pour la scène mais qui ne sont pas construites comme du théâtre parce que ce ne sont pas des œuvres dont le verbe est action. Ce sont des œuvres poétiques. Mauriac, c'est pareil, c'est un romancier qui a écrit 4 pièces mais qui ne révèlent pas son génie intime comme cela l'était pour Anouilh qui, au début, avait une écriture pauvre.

Tous les boulevardiers, qui sont d'immenses auteurs, et qui étaient justement des constructeurs, comme les Bourdet et ensuite Achard et les autres, mais comment dirai-je ?, ils sont géniaux relativement à ceux qui n'existent pas maintenant, et qu'on nous propose, mais ce sont de délicieux petits maîtres. Comme on le disait pour Carmontelle ou pour Dancourt, qui étaient quand même de grands auteurs au 17ème et au 18ème. Il est vrai que ceux qui ont vraiment fait une œuvre au 20ème siècle, comme on peut dire l'œuvre de Musset, il y a l'œuvre de Sarment. Comme on peut dire l'œuvre de Corneille, il y a celle de Montherlant.

Et pour moi, avec Giraudoux, Anouilh, Guitry, bien sûr et avant tout, et Obey, ce sont les six grands qui contiennent tout ce qu'on a fait de plus varié, de plus riche, de plus profond, de plus complet, au théâtre. Après on ne plus citer vraiment grand monde. Naturellement en partant après Feydeau, Rostand, Henri Becque qui sont des auteurs du 19ème siècle Tant il est possible qu'on puisse limiter un siècle à 100 ans. Car le 19ème siècle va jusqu'en 1914 et les guerres sont les pierres qui marquent les frontières.

Jean Anouilh

Dans ce panthéon, il y a Sacha Guitry dont vous nous avez parlé à plusieurs reprises à l'occasion, bien évidemment, de "Aux deux colombes". Alors venons en à Anouilh.

Jean-Laurent Cochet : Ma rencontre avec Anouilh a été fugace et c'est un de mes grands regrets. Il est des gens dont on suit une partie de la vie. C'était un homme exquis d'une grande courtoisie, le contraire d'une partie de son œuvre Quelqu'un de délicat, de goût, de presque aussi précieux que Giraudoux, mais très difficile d'accès et il avait mille et une raisons de se dissimuler de certains individus. Il vivait en Suisse et c'était difficile de le joindre. Il ne se cachait pas, ni ne se cloîtrait, mais ce n'était pas un homme qu'on rencontrait facilement dans des manifestations publiques.

J'avais appris par des relations communes, Suzanne Flon entre autres, qu'il aimait beaucoup ce que je faisais. Moi, j'adorais son œuvre mais je n'envisageais pas de la monter et la mettre en scène puisque, à partir d'une certaine année, il le faisait lui-même avec Roland Pietri qui l'assistait. Et puis, quand j'ai pris la direction du Théâtre Hébertot pour y proposer tout un arc-en-ciel d'auteurs français, avec Tchekhov "en rab", j'ai voulu monter une pièce que j'aurais bien aimé jouer, "La foire d'empoigne", qui est une de ses plus belles pièces avec un double rôle sublime joué par le même comédien, le rôle de Napoléon et celui de Louis XVIII qui avait été très mal joué par Paul Meurisse.

C'est une très belle pièce car Anouilh c'est des idées, des trouvailles pour raconter l'intrigue, des constructions étonnante. Dans ces dernières pièces, il a atteint de dimensions pirandelliennes extraordinaires tout en étant très proche du public. Ce n'était pas du tout un de ces imbéciles intellectuels, ce qui est presque un pléonasme. Je l'ai donc appelé à cette occasion mais je ne l'ai jamais rencontré. C'est drôle d'ailleurs mais je n'ai jamais rencontré non plus ni Guitry, ni Obey, ni Giraudoux. Sarment oui car c'était mon second père et nous avons vécu toute une partie de notre vie ensemble. Et puis une rencontre bouleversante, pour moi, et très fugace, avec Montherlant quand on s'est croisé dans l'autobus et que je tenais en main son recueil de poèmes, ce qui était un peu extraordinaire.

Donc pour Anouilh, je lui ai beaucoup parlé au téléphone pour ce projet. Il m'avait dit : "Cela me ferait plaisir. Mais vous la joueriez combien de temps ?" Je lui ai répondu que malheureusement nous faisons un théâtre d'alternance et il avait répondu : "Très bien car j'ai deux projets de pièces à jouer en régulier et je ne voudrai pas qu'il y ait trop de pièces à l'affiche. Mais si vous jouez sur une saison oui". Nous avions tout décidé et pour le second rôle, celui de Fouché, qui avait été créé par Henri Virlojeux qui avait été absolument admirable, j'avais pensé à un comédien que j'adorais, un personnage cocasse merveilleux qui s'appelait Pascal Mazzotti, qui était un homme que j'aimais beaucoup.

On a réussi à nous fâcher. Tous les gens qui, à l'époque, s'opposaient au projet Hébertot disaient : "Ah il n'a pas été à la Comédie française, on ne va pas nous le remettre à Hébertot !". Et comme Charles Denner, qui était avec Mazotti les deux seuls pouvant jouer ce rôle, était à l'époque très malade, je n'ai pas insisté. Quand se passent de tels événements je me dis que peut-être il ne fallait pas que ces choses se fassent. J'ai rappelé Anouilh qui m'a dit qu'il y aurait d'autres rendez-vous. Et il n'y a pas eu d'autres rendez-vous. Si ce n'est que je vis en permanence avec lui parce que, chose que l'on n'aurait pas cru il y a quelques années, c'est qu'il ne se passe pas un cours sans que l'on ne me parle d'Anouilh.

Il est vrai qu'il y a dans ses pièces tous les emplois, de beaux personnages et de belles scènes pour les élèves. Tout est théâtral, drôle et tragique. Il est amusant de rappeler, au passage, et je vous l'avais sans doute dit, qu'il y a tout un consortium qui a fait savoir que, dorénavant, dans leurs cours certains professeurs préviennent les élèves, avant qu'ils ne s'inscrivent que naturellement chez eux on ne travaillerait jamais certains auteurs comme Musset, Anouilh et Montherlant. Dans mes cours, on travaille tout Anouilh, depuis ses premières pièces jusqu'aux "poissons rouges". C'est un théâtre du comédien. Il faut dire qu'il avait appris, même s'ils s'étaient quittés dans des termes assez épouvantables, une partie de son métier chez Jouvet dont il avait été le secrétaire. Voilà pour Anouilh.

Jean Sarment

Là aussi voilà un nom qui n'évoque rien dans les esprits de nos contemporains ou juste un peu plus qu'Obey.

Jean-Laurent Cochet : On se souvient peut-être encore un peu du nom car on a un peu continué à le jouer. Georges Wilson avait monté "Léopold le bien-aimé" et il avait été joué à la télévision donc son nom est ainsi peut parvenu jusqu'à nous. Et puis Sarment a vécu plus longtemps qu'Obey. J'avais découvert Sarment parmi les auteurs que je lisais depuis l'âge de 12 ans parce que j'achetais, sur les quais, les fonds entiers de bouquinistes. J'avais toute son œuvre dans "La petite illustration" et je l'adorais. Je connaissais toute son œuvre et un de mes grands bonheurs a été de passer mon concours de sortie au Conservatoire avec une scène d'une des ses pièces "Sur mon beau navire"

Je l'avais déjà rencontré une ou deux fois car il allait beaucoup prendre son petit vin blanc à une certaine heure sans sa femme, je l'avais rencontré aussi au Conservatoire, quand j'étais élève, et la dernière pièce de lui qu'on avait montée au Français était, je crois, "Le pavillon des enfants". J'étais bouleversé par son œuvre. C'est Musset avec des pièces un peu plus lâches à la manière d'un Alfred Savoir et des gens comme ça qui étaient à la fois des poètes cocasses et romantiques. Il y avait tout dans l'œuvre de Sarment. Et puis, il avait été comédien donc ah les scènes que l'on peut trouver dans ses pièces ! J'ai fait beaucoup de lectures à une voix de ses pièces comme "Les plus beaux yeux du monde".

Donc au concours de sortie, je passai une scène de lui et de plus il était dans le jury. J'ai eu mon prix à l'unanimité et immédiatement sur le trottoir, à la sortie, nous nous sommes retrouvés et nous ne nous sommes plus quittés avec sa femme Marguerite Valmont avec qui il formait un peu un couple à la Printemps-Fresnay mais sans leurs violences. Ils s'étaient connus au Conservatoire elle avait 18 ans, il en avait 19, âge auquel il avait écrit sa première pièce "La couronne de carton" qui avait été créée chez Lugne-Poë et avait été reprise tout de suite après à la Comédie Française où quasiment toute son œuvre a été créée.

On lui a d'ailleurs fait la "saloperie", il aurait dû refuser, de le nommer administrateur au moment où on ne savait plus qui était encore en France, des allemands ou des français. Il n'y est resté que quelques semaines et il disait : "Je n'ai eu le temps que de poser le portrait de Marguerite sur mon, bureau et de le remporter quelques jours après à la maison". Il avait voulu engager Bernard Blier mais il n'a eu le temps de ne rien faire. Il est d'ailleurs le seul administrateur dont le nom ne figure pas sur la plaque de marbre comportant la chronologie des administrateurs.

Donc Sarment et moi nous ne nous quittions pas parce que j'ai passé une partie de ma vie au Français, près de la rue de Rivoli où il avait son appartement où il était délicieux de vivre. Et j'ai une photo d'eux sur leur balcon. Sarment était un personnage délicieux et j'ai passé des week end merveilleux dans leur maison de campagne à Parmain.

C'était Francis Jammes et puis, tout d'un coup, un personnage shakespearien. Il a beaucoup traduit Shakespeare, comme Musset aurait pu le faire. Il a traduit "Hamlet", "Beaucoup de bruit pour rien" admirablement, Roméo et Juliette" dans une traduction exceptionnelle, et il a écrit beaucoup de poèmes. C'était le romantique du siècle d'après.

Il y a eu naturellement des moments très délicieux, très merveilleux. Cet homme, dont j'avais passé une scène à un moment où n'en passait déjà plus, et qui, étant dans le jury, avait été très ému. Et, à ce moment-là, on m'a demandé de faire une radio de la pièce et c'est lui qui a joué le rôle du commandant de bord. Nous avons ensuite joué cette pièce pour la télévision dans "Au théâtre ce soir" J'aimerai bien revoir cette captation mais étant donnés les prix que pratique l'INA … C'était un moment merveilleux de jouer cette pièce avec une efficacité sur le public, naturellement. Les gens ne peuvent pas s'imaginer, surtout ceux qui ont un a priori contre, ce que ces auteurs étaient efficaces bien plus que des gens de talent, je parle des gens comme Roussin qui étaient, on peut le dire, des boulevardiers, du moment où ce n'est pas péjoratif, mais ça n'a jamais été au-delà. Il y a bien 2-3 pièces de Roussin qui ont été un peu plus ambitieuses.

Il y a un autre auteur dont je me suis demandé si j'allais le citer et puis non parce qu'il a une place à part. Ca a été un très grand auteur et il faut lui rendre hommage surtout que lui aussi est aujourd'hui complètement oublié. C'est un auteur difficilement classable parce qu'il ressemble plus à Crommelynck qu'à un auteur français qui deviendra classique. Je crois qu'il restera sur une frange d'auteurs singuliers : c'est Armand Salacrou. Il a, lui aussi, fait une œuvre extraordinaire. Je l'ai bien connu et j'ai joué ses pièces pour "Au théâtre ce soir". L'homme était plus revêche mais c'était un merveilleux faiseur et, en même temps, très original. Il a quand même fait quasiment tout le répertoire de Dullin. Il est lui aussi oublié.

Mais je crois qu'il faut attendre. Comme dit Gaxotte : "L'histoire est la science de l'avenir". Il faut attendre 200 ans pour savoir qui on jouera encore dans les concerts : on ne jouera plus Pierre Boulez mais on jouera encore Mozart. Mais il faut attendre que passent les modes, toutes les choses anecdotiques.

Sacha Guitry

Jean-Laurent Cochet : Et puis Guitry. On raconte cette histoire où à Bonn quelqu'un passant devant la statue de Beethoven dit : "C'est le plus grand". Un autre de dire : "Oui mais Mozart ?". Et le premier de répondre "C'est le seul !". On a envie de dire cela de Guitry parce qu'il est de tous les temps. Il était à la fois tous les auteurs qui l'ont précédé, on peut y trouver l'équivalent de Becque, de Beaumarchais, mais à travers sa personnalité. Ce n'est pas un petit Beaumarchais, un petit Becque, il les avait en lui et quand il les a « rencontrés », la fusion s'est faite et c'est grâce à eux, à cette admiration, qui est la lumière de l'esprit quand il grandit , qui lui a révélé qui il était à travers cette admiration d'eux-mêmes, de leur culture, de leur science.

De plus comédien, à travers son père comédien aussi. Il est un événement lui-même. Et il y a peu de gens dont on peut dire ça. L'homme et l'œuvre sont indissociables et c'est un monument sur le parcours de notre Histoire. Complet en plus, tous les thèmes, tragédie, drame, loufoquerie, que l'on retrouve sauf la tragédie, dans "Aux deux colombes", ça va d'une espèce de désenchantement à une incroyable cocasserie. Il avait tout en lui. Guitry était le théâtre incarné. Il n'y a pas Guitry et les autres. Il y a Guitry et après toutes les autres personnalités qui ont écrit des œuvres équivalentes aux siennes mais avec un univers, sinon plus confiné, ni moins restreint, du moins plus singulier tandis que lui c'était l'univers entier.

L'exposition que lui consacre la Cinémathèque française permet bien d'embrasser l'éventail de son registre. Il a navigué dans tous les arts, de la publicité à la chanson, de la revue au théâtre et au cinéma.

Jean-Laurent Cochet : C'était aussi un merveilleux dessinateur. Il avait tous les dons. Comme il l'a si bien dit, son premier aphorisme a été : "Mon nom était fait, je me suis fait un prénom". Guitry existait puis il y a eu Sacha et tout le monde disait "Sacha!" comme on disait "Sarah!". Et après, au cinéma, dont il ne voulait pas entendre parler au début même s'il avait quand même fait en 1919 "Ceux de chez nous" qui est unique.

C'est ce qui est émouvant pour nous tous les soirs, d'avoir du succès avec "Aux deux colombes", c'est ce que nous disent les gens après qu'ils viennent se délasser, se divertir, s'amuser et ils sortent en disant que c'est intelligent et voient au-delà du divertissement l'homme de génie qui leur a raconté une histoire, qui leur a parlé d'eux. C'est la raison pour laquelle il faut le placer au-dessus des Bourdet des Roussin qui sont des peintres du quotidien. Il élève le quotidien au classicisme immédiatement.

On clôt ce panthéon avec Montherlant dont vous allez prochainement nous proposer, au Théâtre 14 "La Reine morte".

Jean-Laurent Cochet : Je ne vais pas vous le proposer, je vais vous l'imposer ! (rires)

Vous avez dit à son propos, de manière à la fois amusante et juste, qu'il avait écrit des cathédrales et aussi des sacristies.

Jean-Laurent Cochet : J'ai dit cela car il ne faut pas, il n'aurait pas aimé, le cantonner aux cathédrales. D'autant qu'on se rend compte maintenant que cathédrales veut dire, les gens ne connaissant plus le sens des mots le mot cathédrale évoque meurtre dans la cathédrale, Elliott, on ne sait plus qui a écrit quoi. Cathédrale parce que c'est une oeuvre monumentale comme celle de Proust. Contrairement à ceux qui ont commencé par le roman et l'essai, et qui sont venus ensuite au théâtre parce qu'ils étaient faits pour cela, Montherlant a toujours continué d'écrire des romans et est venu au théâtre assez tard, il avait 40 ans, avec "La Reine Morte" qui a failli être une adaptation.

C'est l'administrateur du Français de l'époque, Jean Louis Vaudoyer, qui lui avait demandé une traduction d'une œuvre du siècle d'or espagnol. Il l'a lue et a donné son accord mais en disant qu'il en ferait une pièce personnelle. Il avait été enthousiasmé par le sujet et c'est devenu "La Reine morte" qui a été créée pendant l'Occupation. Comme première pièce, c'est à peine concevable. Il n'avait jamais pensé au théâtre. Si, il avait écrit un petit acte "L'incompris" et il avait fait, mais ce qui est une espèce de long poème dialogué, une pièce sublime de 25 minutes "Pasiphaé", texte génial qui s'est écroulé quand il a été monté au Français car c'est très difficile à représenter. Sa vraie première pièce est "La Reine morte".

La pièce, après sa création, n'a plus quitté l'affiche pendant au moins 20 ans avant que l'on ne commence justement le travail des termites…. C'est ainsi que j'ai fait de la figuration et joué de petits rôles à cote de Yonnel et de Renée Faure quand j'étais au Conservatoire. Je les adorais mais cela me permettait de me rendre compte que ce n'était pas comme cela qu'il fallait jouer exactement. On jouait comme on croyait que ses pièces avaient été écrites alors on les a beaucoup ampoulées, solennisées et c'est ce que les gens aimaient, la grandeur.

Et puis avec le temps, la grandeur pouvait devenir un emmerdement. Quand j'ai fait remonter la pièce, et que je l'ai fait jouer d'abord par Jacques Eyser, c'est de voir combien derrière la grandeur, mais la grandeur est dans le texte, c'est une grandeur très familière. Paul Raynal, merveilleux auteur lui aussi, se démode davantage parce qu'il avait de la grandeur un peu empruntée. Quant à Montherlant, c'était lui, de penser comme cela, de parler comme ça, dans sa dimension et sa vision des choses et des êtres et toutes accompagnées d'une espèce d'humour très curieux.

Les gens étaient étonnés, dans les derniers festivals que j'ai faits avec "La Reine morte", qui y ait tellement de sourires et même de rires de temps en temps. Ce n'était pas du tout en souhaitant faire rire, ni en faisant des grimaces, aussi parce qu'il y a dans son œuvre, ce n'est pas de la bonhomie, car il a un regard tellement aigu sur les choses, ce n'est pas de l'esprit c'est vraiment de l'humour. Cette chose qui reste, quand on est intelligent, après le désespoir. C'est d'une richesse … et ne parlons pas de l'écriture qui est somptueuse.

Mais là aussi, dans l'écriture, il faut parler comme si on faisait du cinéma ; ce n'est pas du lyrisme, ça n'a rien à voir avec Obey, c'est de la grandeur. C'est la raison pour laquelle on pourrait dire qu'il est plus proche de Corneille alors qu'il est beaucoup plus charnel que Corneille dans ses tragédies qui lui est plus vivant.

Montherlant est toujours extraordinaire dans sa construction. Dans la progression de l'œuvre proche de la phrase de Celibidache "La fin est dans le commencement", qui veut dire que quand on commence une pièce de Montherlant on n 'a plus qu'à mourir, à se suicider ou se marier, ce qui n'est pas forcément plus heureux.

J'ai parlé de sacristie parce que cet homme, dont on disait un homme du grand siècle espagnol, a fait moins de pièces de ce ton là qu'il n'a écrit de pièces complètement réalistes. Mais quand il écrivait "Celles qu'on prend dans les bras", "Brocéliande", "Fils de personne" ou "Demain il fera jour", c'est le même qui accordait à des personnages qui vivaient dans leur salle à manger ou leur cuisine une même hauteur de pensée, un même humour. Il n'a jamais sacrifié sa vison des choses. Il les faisait parler comme lui dans la vie. Il parlait la prose qu'il écrivait et l'entendre dans ses entretiens est admirable.

C'est comme si on reprochait aux romains même de la Décadence de parler un beau latin. Ce qui n'empêchait qu'il y ait tout le reste. Il était sa chair. Il faisait partie de ce monde là. Il y avait l'homme vivant et puis les bustes dans son salon autour de lui. C'est la raison pour laquelle, à mon avis, cette œuvre sera une des plus éternelles. Alors on l'a sacrifié parce qu'il n'y avait plus les gens pour le jouer, parce qu'on n'avait pas compris qu'on pouvait le jouer autrement et qu'il était devenu, aux yeux de certains, l'auteur à proscrire à cause de ses opinions. C'est ce qu'on m'a dit, des années plus tard, quand je voulais le monter et je n'y aurai jamais pensé de moi-même naturellement.

On y revient et quand on annonce la reprise de "La Reine morte" les gens sont enthousiastes, même si certains n'en connaissent que le titre comme on en a tellement parlé, et ils vont tous venir. Les quelques représentations que nous avons pu donner, quand nous avons pu jouer et qu'il n'y avait pas la pluie, c'était étonnant. Nous la jouons sans entracte parce que je pense que c'est préférable. Elle dure près de deux heures et le spectateur ne décroche pas. Alors bien sûr, on fait toujours chez ces auteurs, et il n'y a pas à s'en cacher, et ce n'est pas les trahir, au contraire, c'est même les aider, on peut le faire dans tous dans Molière, dans Guitry.

Il y a toujours des petites choses qu'on peut alléger car il y a des choses qui changent avec le temps, je ne parle pas de la vitesse car ça c'est l'horreur, mais c'est quelquefois à cause des rythmes qui ont précédé, des cadences, des mouvements un peu plus resserrés, bien sûr, mais, à part de petites choses qui font longueurs, avec beaucoup de discrétion et de délicatesse, si on allège un peu l'œuvre ça s'écoute et c'est un bonheur de la jouer.

C'est étonnant car cela n'a rien à voir avec "Aux deux colombes" mais je n'ai pas tellement l'impression que j'exerce un métier différent. Je ne jouerai bien sûr pas "Aux deux colombes" en toge, ni Ferrante en complet veston, mais à part cela, pour la pensée, pour le mouvement, pour la qualité d'écoute, pour les échanges, pour les dialogues, on ne passe pas d'une chose imposante à une chose guillerette. Pas du tout. Il y a autant de profondeur dans Guitry, si on pense au passé des personnages, qu'il y a de réalité dans "La Reine morte". Montherlant prend toujours des personnages en fin de parcours. Ce sont des personnages très contradictoires avec des luttes intérieures, il y a toutes les couleurs, tous les tons.

Il y a une phrase étonnante de l'infante dans "La Reine morte" qui donne la situation quand elle dit qu'il y a des problèmes en ce moment car le roi souffre de bientôt mourir. Il va bientôt mourir et cela entraîne plein de choses comme la présence de son fils, la découverte d'Inès, et il n'y a pas à se demander comment le jouer. Comme il n'y a pas à se demander comment jouer Auguste dans "Cinna". Ce sont des œuvres qu'il faut non pas "dépoussiérer", tout ça sont des mots "à la con", mais faire comprendre au public qu'elles sont proches de lui. Et c'est cela que découvre le public, comme cet été, avec toujours la même façon de le traduire. Il dit : "Ah on se sent plus intelligent". Ce n'est pas qu'ils sentent l'œuvre à leur portée mais qu'ils se sentent capables d'être à la portée de l'œuvre.

C'est un régal pour moi de me dire que j'arrête le 1er mars "Aux deux colombes" et que le 4 mars je serai dans la robe de Ferrante. Cela me grise dès maintenant. Comme il y a Catherine Griffoni, qui joue dans les deux pièces, tous les soirs, on se dit quelques répliques de "La Reine morte" en guise de bonsoir avant de se parler russe et Guitry.

Bertold Brecht

Parlons encore d'un auteur, mais en faisant un bond en arrière d'une semaine avec la Master classe du 14 janvier 2008 où, à ma grande surprise, vous avez cité Brecht en disant qu'on le montait très mal alors que je pensais que le théâtre brechtien était aux antipodes de vos goûts.

Jean-Laurent Cochet : Ah mais pas du tout ! C'est une des grandes incompréhensions, un peu comme Pinter. Je parle de Pinter car quand j'ai monté "Le gardien" j'ai eu l'air de m'aventurer dans un domaine et un univers qui étaient réservés à tous ceux qui avaient monté du Beckett, parce qu'on le jouait avec des temps pas nourris, avec un ton un peu à la Delphine Seyrig, qui aurait pu jouer autrement d'ailleurs car c'était une femme épatante. Quand Pinter est venu en France et qu'il a vu "Le gardien" que j'avais monté il m'a dit : "C'est bien la première fois que je me vois mis en scène avec le sang qui circule !".

On montait Pinter parce qu'il était à la mode en Angleterre et en définitive on emmerdait tout le monde ! C'est pareil pour Brecht. Les gens ne comprennent rien aux mots. Une de mes doctrines, à travers ma façon de travailler, c'est justement la distanciation, la distance entre le public et l'œuvre dont on est l'interprète, le fléau, etc. Lors d'un dîner à Londres, où on avait joué une pièce que j'avais montée au Français, nous avions rencontré Laurence Olivier, Vivian Leigh et d'autres comédiens chez un ami à moi et ils parlaient de Brecht comme nous parlons de Molière.

Brecht a été marqué par ce qu'il a vécu dans les pays où il a vécu. Il y a toute sa partie américaine où il montait des comédies musicales avec Gershwin. C'est extraordinaire. "Mahagonny", "L'opéra de quat'sous", ce n'est pas seulement une réflexion sur les pauvres, la misère et le prolétariat. Quand il venait à Paris avec sa troupe et sa femme Hélene Weigel au Théâtre des Nations, un temps que tous ceux qui le montent maintenant, si mal, n'ont pas connu, on était stupéfait de la manière dont le sang circulait.

C'était exactement de l'Obey. Comme Tchekhov ! Quand on a vu les Russes jouer à Paris "La cerisaie", je ne vous dis pas qu'on ne sortait pas bouleversé, parce que la trame est bouleversante, mais ce sont des scènes de vaudeville à certains moments. De plus, les traductions des auteurs étrangers passent par des tas de mains de théoriciens, d'universitaires et de monsieur de Parly II, et monsieur de Becons III, et monsieur d'Asnières VI. J'en ai parlé avec Colette Brosset juste après la mort de Robert Dhéry car ils avaient voyagé dans le monde entier avec "Les branquignols" et ils avaient rencontré Brecht. Imaginer Brecht aller voir "Les branquignols" et leur parler de la façon dont on détruisait son théâtre! Ils se sont emparés de Brecht !

C'est irrésistible parce que dans l'hommage qu'on rend en ce moment à Guitry, très mal, et d'une façon honteuse, parce qu'ils s'en emparent maintenant qu'il est redevenu glorieux, alors que ce sont tous ceux qui auraient demandé sa mort qui disent "Ah Guitry avec tout ce qu'il y a derrière d'informulé". Maintenant on va l'enterrer là-dessous. Ils le monteraient comme on monte Brecht et c'est le cas à Nice. C'est le phénomène de l'énorme bêtise qui cavalcade au gré du temps et des siècles et que d'autres imbéciles ne peuvent pas dénoncer parce que, tant que cela dure, ils espèrent en vivre. Il n'y a aucune lucidité, ni discernement derrière tout cela.

Je n'aime pas toutes les pièces de Brecht, et certaines m'emmerdent, comme il y a des pièces qui m'ennuient chez Shakespeare, chez Calderon de la Barca, mais cela me regarde. Mais il y a des pièces extraordinaires. Toutes ses pièces musicales sont admirables. Aujourd'hui, il y en a qui découvre "Maitre Punti et son valet Mati" mais cela existe depuis 40 ans et, à la suite de Vilar, on a tous compris qui était Brecht.

Il y a des pièces de Brecht extraordinaires. "La bonne âme du Sé-Tchouan" est une pièce admirable comme "Le cercle de craie caucasien". Ces gens ne sauraient pas monter ce que nous montons. Mais nous, nous montons ce qu'ils montent. Et le sang circule pour reprendre la phrase de Pinter. Je comprends que vous ayez été étonnée car il existe tant de clivages.

Mais vous n'avez jamais monté Brecht ?

Jean-Laurent Cochet : Non, jamais. Mais "Mahagonny", "L'opéra de quat'sous" peut être, si ça avait été monté dans des festivals lyriques, comme cela aurait pu se faire à Aix en Provence ou ailleurs, quand j'y travaillais. Mais je ne crois pas que je sois l'homme de cela d'ailleurs. C'est un peu comme Ionesco. Ce n'est pas très dur à jouer mais c'est très particulier à distribuer ; il faut des interprètes très singuliers, pas étranges, ça na rien à voir, ni nébuleux, au contraire, il faut qu'ils soient en chair mais au bord de la marionnette.

Il y a de l'amour dans Brecht. La scène du paysan, avec Macha dans "Le cercle de craie caucasien". Et puis les traductions sont souvent piètres. J'aime beaucoup Brecht. Et puis il faut dire que ceux qui ne l'aimaient pas, parce qu'ils n'avaient pas compris, très vite on dit : "Oh c'est Brecht" comme on avait dit : "Oh c'est du Claudel" simplement sous-entendu "On va s'emmerder !". Tout dépend toujours par qui c'est monté et par qui c'est joué. Brecht est un grand dramaturge et il a énormément d'humour.

En France, on l'a toujours présenté comme du Beckett de la manière "emmerdons-nous dans des poubelles ! ". Cela dit, peut-être y a-t-il des pièces de Beckett qu'on pourrait faire réentendre aux gens là aussi en faisant circuler le sang. Sûrement faudrait-il couper et au lieu d'attendre Godot on le voit arriver (rires). C'est peut être envisageable, un jour. Tout est cyclique.

Les fables

Nous remontons encore un peu pour dans le temps avec le début de la Master classe du 14 janvier 2008 où une de vos élèves, la jeune fille aux bottes argentées, a choisi de dire la fable de La Fontaine "Le lion amoureux" qui est une fable qui ne convenait ni à son sexe ni à son emploi.

Jean-Laurent Cochet : Avec "Le lion amoureux" il est évident qu'une femme ne peut pas faire une déclaration d'amour à une autre femme. Ce n'est pas dans la pensée de La Fontaine qui écrit une fable à Mademoiselle de Sévigné pour lui reprocher sa dureté. Bien sûr qu'une femme est moins crédible, c'est là que je dis que la fable a un sexe, et puis elle a un emploi parce qu'une femme ne parlerait pas comme cela à un amant qui l'a blessée. On est Hermione ou on est Andromaque. On est Célimène ou on est Arsinoé en fonction des moyens. On peut toujours dire une telle fable à la fin d'un repas mais une petite ingénue ne pourra jamais nous faire croire au Paysan du Danube de même qu'un paysan du Danube ne pourra jamais nous faire croire à "Tircis et Amarante". C'est un emploi en fonction des moyens c'est-à-dire de l'équilibre entre le timbre et le physique.

Je voudrais vous contredire. Vous nous faites bien croire que vous êtes Iphigénie.

Jean-Laurent Cochet : Ah oui mais c'est avoué au début parce que c'est une lecture à une voix.

Mais si on ferme les yeux ou pas d'ailleurs…

Jean-Laurent Cochet : Oui, mais…je suis unique ! (rires). Quand je dis que je suis unique, c'est vrai personne ne pourrait le faire en ce moment, je veux dire qu'il s'agit d'une entreprise unique. Unique parce qu'on est seul, unique parce qu'il faut pouvoir le faire. Je crois d'ailleurs que, si moi, je me suis si bien attribué cette discipline là c'est parce qu'en plus d'être interprète je suis professeur. Donc, tous les jours, à mon cours je travaille tous les emplois quand je donne des indications à mes élèves.

Dans la lecture à une voix, c'est toute la verbalité du métier qui est réunie. L'imagination : qui est l'autre ? le visualiser et puis après le raconter - quand on est seul, je m'amuse à dire aux gens : "En plus la distribution est homogène" - au lieu de raconter seulement qui on est, qui on est tous. Donc c'est presque plus facile. Parce que l'ingénue a ses moyens d'ingénue. Je passe de la mère un peu précieuse à la fille terrifiée : c'est une question de ruptures vocales.

C'est une gymnastique assez difficile car il faut lire en même temps qu'on s'adresse au public, parce qu'il faut entretenir, non pas un mouvement théâtral, mais un rythme intérieur, la respiration de l'œuvre et ça met en cause tout le jeu du comédien que je suis censé indiquer aux autres. C'est autre chose que de venir dire une fable.

Prenons un autre exemple. Quand j'ai refusé de monter la pièce "Port Royal" avec Simone Valère et Jean Desailly, je leur ai dit non parce que, les connaissant comme mari et femme ayant toute leur vie joué ensemble, comment voulez-vous que l'illusion se fasse pour le public d'un antagonisme entre une femme qui n'avait jamais baisé et un monsieur qui n'avait jamais sauté personne ? C'étaient des contre-emplois absolus.

Cela étant, ça dépend aussi des moyens des femmes. Mary Marquet - c'est amusant d'ailleurs parce que La Fontaine était un des auteurs qu'elle ne disait pas très bien, parce qu'elle avait trop de moyens - pouvait dire des fables à emploi neutre. Tous les hommes peuvent dire les fables parce qu'elles ont été écrites par un homme, parce qu'on peut se dire que c'est un homme qui raconte ça. Il y a peu de fables pour les femmes. Restent celles qui sont mixtes.

Faites-vous faire à vos élèves plus aguerris des exercices de lecture à une voix ?

Jean-Laurent Cochet : Non car c'est trop compliqué. La lecture à une voix c'est du théâtre à travers le personnage du chœur qui raconte toute l'œuvre et anime ses marionnettes. Je n'ai connu personne qui pratiquait cet exercice. Michel Polac l'avait initié à la radio et, comme par hasard, à qui allait-on demander de se livrer à cet exercice ? A Monsieur Clariond, qui avait déjà à l'époque plus de 60 ans, à Madame Bovy, qui en avait plus de 70. Il faut posséder son métier car c'est à la fois un exercice de haut vol et une prise de conscience, une présence absolue à soi et aux autres.

C'est ce qui se fait quand on joue un rôle mais je sais que l'enseignement m'a tout appris à moi-même, ce qui est le propre de l'enseignement. C'est d'enseigner celui qui enseigne. Mais c'est passionnant. Au début, quand j'avais quelques années de moins, cela me donnait quelque inquiétude, pas le trac puisque le trac est toujours heureux. Naturellement quand j'ai fait la lecture à une voix de Cyrano de Bergerac, ce n'est pas aussi évident qu'une lecture à 4 personnages.

Quand j'ai repris les lectures à une voix en série au Théâtre Daunou, j'en avais fait beaucoup en ponctuel, et j'alternais une semaine le cours, une semaine la lecture, le rythme était trop lourd parce qu'il faut quand même préparer la lecture. Il y a la gestation avant même d'arriver à la travailler, même si on prend souvent des pièces qu'on connaît mieux que d'autres, faire de coupures, se libérer de la brochure, tout cela représente un gros travail. J'avais déjà fait "Une fille pour du vent".

Il y en aura peut être d'autres. Peut être parmi les dernières que j'avais faites au Daunou qui avaient fait redécouvrir à beaucoup de gens, même à des lettrés, comme un académicien qui m'avait dit : "Je ne savais pas que Jacques Deval c'était ça! Que Jean-Jacques Bernard c'était ça !" Oui, voilà, on a tout un répertoire et certains préfèrent jouer de mauvais contemporains! Et puis il y a les modes. Et surtout de l'inculture. Pour ce qui est des modes, cela peut s'entremêler, les robes courtes et des robes longues, du moment que ce n'est pas inregardable.

Mais pour créer aujourd'hui il faut détruire. Ce n'est pas vrai ! Rollan nous disait toujours : "Trop facile d'inventer parce qu'on peut faire n'importe quoi ; ce qui est difficile, c'est de maintenir" en faisant mieux si possible ; il ne s'agit pas de faire de la reconstitution non plus. Il faut essayer d'être le plus fidèle possible à travers tout ce qui nous a permis d'évoluer quand c'est dans le bon sens. Pas ajouter des inventions, pas jouer Molière autrement parce qu'il y a eu la guerre du Vietnam ou qu'on est allé sur la lune ! Ce sont des conneries dans lesquelles on est encore. Il faut dire que la connerie est la chose du monde la mieux partagée. Pas besoin de Brel pour l'avoir compris.

 

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En savoir plus :

Le site officiel de Jean-Laurent Cochet

Crédits photos : Thomy Keat (Plus de photos sur Taste of Indie)


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