Me voici dans la fosse avec un gros point d’interrogation en forme de pendule… Le décor ne trompe pas. Sous trois lunes énormes, deux horloges et deux cœurs donnent le diapason : le thème de ce soir est bien la Mécanique du Coeur, le dernier album de Dionysos, superbement prolongé par le roman éponyme de Mathias Malzieu, le chanteur. Seulement voilà, comment porter à la scène cet opus évocateur à l’ambiance victorienne et fantastique, soutenue par d’inimitables invités ?
Côté filles, je ne me fais pas trop de soucis, le registre de la petite Babet colle à Emily Loizeau ou à Olivia Ruiz, ça passera… Mais côté garçons : Arthur H, Grand Corps Malade, Alain Bashung, Jean Rochefort, Éric Cantona même. Leurs voix sépulcrales nous manqueront, c’est certain... Un instant je me surprends à imaginer l’opéra rock que la mécanique pourrait inspirer… Oui, ça le ferait franchement, on parle d’ailleurs d’un film d’animation, et des folies bergères en novembre avec tout le monde… Mais non, je sais bien que ce n’est pas pour ce soir. Puis-je au moins espérer un invité surprise ? La question reste donc entière : sans ses featured artists comme on dit, cet album, génial mais atypique, vaut-il vraiment la peine d’être mis en scène ?
Heureusement, ils ne me laissent pas cogiter bien longtemps les Dionysos, ce n’est pas leur style merci. Peu de temps après une première partie que j’ai malheureusement ratée, la nuit tombe sans prévenir et ils déboulent… Bonjour le Casino de Paris, et ça démarre… à fond les pistons, par le morceau le plus rock de La Mécanique du Cœur, "King of the ghost train". Mathias se balance comme un petit punk et met le feu à notre chaudière immédiatement. J’ai à peine le temps de remarquer qu’ils sont huit maintenant ! Un trombone, une trompette et un piano de plus, ça résonne bien avec leur style, de plus en plus symphonique. Démonstration immédiate sur "Le jour le plus froid du monde", la naissance de cette histoire de petit garçon qui a une horloge à la place du cœur. Les cuivres prennent leur place, Babet fait Loizeau à merveille comme prévu, mais surtout : ne touche pas à tes aiguilles. Ensuite, si des fois nous avions peur de n’avoir droit qu’à la Mécanique, les Dionysos en cravate nous servent un bon retour du "Jedi", et notre photographe accroche quelques sauts mémorables d’un Mathias au cœur remonté à s’en faire péter les ressorts.
À partir de là, les engrenages bien huilés s’imbriquent. Dans la salle, ça rebondit et ça chante de partout. Ils sont bien en train de nous sonner les cloches, les Dionysos. Loin de mes doutes initiaux, je me laisse mouvoir et émouvoir, au rythme effréné des morceaux qu’ils enchainent. Ils piochent allègrement dans tous leurs albums. "Ta gueule le chat, ta gueule le chat, ta gueule le chat, ta gueule", gueulons-nous tous à l’unisson, comme nous le faisions au tour précédent. Et voilà que la "Neige" tombe avec les hommages, et que "L’homme se met à pondre des œufs". Et j’en passe ! Eux aussi d’ailleurs, me dis-je à la fin, en me rendant à l’évidence : leur répertoire est maintenant suffisamment large pour se passer de "Coccinelle", du "Retour de Bloody Betty", de mini goldorak érotique dans son "Anorak", et autres "Lacets sont des fées".
Mais revenons donc à cette Mécanique du Cœur qui domine ce concert. Alors, comment s’en sortent-ils sans leurs invités ? Exit les morceaux avec Grand Corps Malade et Arthur H, dommage pour les saints, mais ils sont inimitables. Mathias tente quand même "L’Homme sans trucage" et se fade la tirade du père Jean "Méliès" Rochefort, avec beaucoup moins de classe dans l’Andalusia Anda, forcément, mais c’est pas grave. Sur "La Panique Mécanique", il nous la joue plus subtil en nous racontant sa rencontre avec le grand Bashung, votre humble serviteur Jack l’éventreur, pas loin, en haut de la colline qui surplombe la ville (et ses clochers). Il y a du flot et de l’émotion dans la voix du petit chanteur. C’est bien Mathias encore qui se colle aux répliques de Rossy de Palma, une des fétiches actrices d’Almodovar, sur "Cunnilingus mon amour !" Ça sera le gimmick gueulé lors de cette tournée, c’est clair, et c’est bien marrant aussi. " Whatever the weather" et surtout la "Symphonie pour horloge cassée" nous mettent le palpitant à cent à l’heure, vraiment. C’est toujours comme ça avec les Dionysos, les albums prennent une toute autre dimension rock sur scène. Je suis convaincu, pour ne pas dire conquis.
Et puis, au moment où je ne l’attends plus, il nous l’annonce son invité. Nous l’appelons, et pouf, surgit pour de bon (et de l’autre côte) Olivia Ruiz, la miss Acacia de la mécanique. Et c’est sur "Tais-toi mon cœur" que le couple se déchaine dans une harmonie scénique imparfaite, mais bon, qui peut suivre un mec comme Mathias sur scène ? Mais là, il se passe un truc bizarre quand même. La miss Ruiz, invitée d’honneur de l’album pour quatre morceaux, n’en fait qu’un sur notre scène (et les chœurs sur une reprise d’un vieux rock au rappel, mais bon). J’aurais aimé – et je ne suis pas le seul, ça fuse dans la fosse – le dialogue avec la "Flamme à lunettes", ou l’hispano-anglais de "Candy Lady". Plus bizarre encore, c’est Babet qui fait tourner "Mademoiselle Clé", très bien d’ailleurs, tic tac, tic tac, tic tac. À la limite, on se demande ce qu’elle est venue faire par là, l’Olivia, mais bon, c’est sympa d’être venue quand même.
Ha, que c’est bon ce concert, mais que ça passe trop vite… Pour le double rappel, les Dionysos nous servent "La berceuse hip-hop du docteur Madeleine", une merveille de duo. Don’t you want to sleep ? Ho non les gars ! Our motherfuckin’ clocks do clic-cloc ding dong ! Le gros délire aboutit sur un interminable "Giant Jack", pendant lequel Mathias vient visiter une deuxième fois notre fosse… Il nage sur nous jusqu’à une plateforme, pendue du balcon. Nous le hissons, un de nos frères assis là-haut descend le récupérer et le voilà qui se promène parmi les fauteuils, hors de portée. Il nous fait taire et nous offre un petit a cappella des familles. Et puis, le voilà qui revient, se laisse pendre depuis le balcon, à un mètre de moi… Nous le récupérons, ce drogué du public au visage illuminé, pendant que ses frères musiciens nous relancent, Giant Jack… is… not… dead… Little Jack non plus ! De retour sur sa scène, ils envoient ses trois petits – en fait, ils sont immenses – nouveaux se balader sur nous. Je me souviens de la dizaine de musiciens (et du chef d’orchestre) de la Symphonietta de Belfort qui s’étaient prêtés au jeu au Zénith…
Et là, je me dis que les Dionysos m’avaient offert mon meilleur concert l’an dernier, et qu’ils sont bien partis pour me refaire le coup cette année. Je tire mon chapeau haut-de-forme bien bas. Quelles putains d’inspiration et d’énergie… |