Il y a dix-huit mois, l’impayable Jean-Philippe Smet (plus connu sous le sobriquet de Johnny Vacances) avait lancé à grands renforts de pubs ou prime-times télévisuels, ce qu’il annonçait comme un retour aux sources de "Toute la musique [qu’il] aime" : un album de blues.
Malheureusement à mille lieues de l’authenticité promise, le disque intitulé Le Cœur d’un Homme ne proposait qu’une variétoche vaguement teinté de "notes bleues", elles-mêmes rendues obsolètes par la voix vociférante et une production bling-bling hors sujet. Un ratage complet, malgré la présence de quelques invités prestigieux (Taj Mahal, par exemple).
Quelques mois plus tard, avec la sortie de ce Soleil du Soir, son compatriote Dick Annegarn vient de réussir là où avait échoué le mari de Laetitia : reprenant et détournant les lieux communs (guitares sèches, douze mesures et imaginaire muddy-mélancolique), il propose un album de blues véritablement original, qui évite le clin d’œil trop appuyé aux USA en puisant dans sa belgitude de quoi insuffler à l’idiome musical archi-rebattu une singularité nouvelle.
La Belgique profonde se retrouve ici à chaque intonation d’une voix qui ne fait rien pour masquer son accent, mais use au contraire de son particularisme pour insinuer une musicalité différente à la langue française (qui, selon l’idée reçue, aurait du mal à se poser sur une musique d’obédience américaine). Pari réussi : la littérarité de l’écriture est bousculée par cet accent à couper au couteau, manière très personnelle de mâcher-recracher les mots, qui parvient à rendre le français cahotant, rugueux, bluesy.
Alors certes, il faut un petit temps d’adaptation pour s’habituer à ce chant mal embouché… Mais si l’on parvient à dépasser cet a priori, l’accent un peu "péquenot" de Dick Annegarn nous paraît servir à merveille le propos : il retrouve la ruralité inhérente au blues des origines, exhibant sans honte ses racines (roots) bouseuses et malodorantes.
Dans le détail : si quelques morceaux ("Bluesabelle", "D’abord un verre", "Quelle poule pond tant ?") puisent effectivement dans le classicisme country-folk-blues pour leurs arrangements, la plupart des autres chansons distillent leur mélancolie cafardeuse sans abuser des "gimmicks" du genre, en retrouvant l’esprit plus que la forme : c’est le cas notamment du magnifique "Dernier Village", belle évocation paysagère d’une campagne qui aurait tendance, à force de repli sur soi (monde moderne jugé invivable), à peu à peu disparaître. Ou "Sans Famille", évaluant les dégâts causés par la déshumanisation des liens sociaux.
Plus familier, "Jacques" adresse un beau clin à Brel (qui rime ici avec "rebelle"), dépeignant l’auteur du "Plat Pays" en outlaw disparu dans le maquis wallon. Et "Théo" brode joliment sur la légende des Van Gogh.
Globalement, il est beaucoup question de solitude et d’évasion, personnages aux rêveries (et beuveries) "bigger than life". L’écriture vaticine entre surréalisme pieds sur terre et redneckitude stylée, entre-deux idéal qui évite l’effet de réel pénible (type Nouvelle Scène Française) mais se tient également à distance d’une folie surlignée (à la Brigitte Fontaine). A l’image des photos de pochette, le chanteur semble se balader dans un pays westernisant, mythique et facétieux, où les garçons vachers tomberaient pour les pis généreux des vaches fatales de saloons.
Au final, ce Soleil du Soir très acoustique et dépouillé aurait aussi bêtement pu s’appeler "Country, Folk, Blues"… si ce titre (banal) n’avait déjà été utilisé par son compatriote Hallyday (encore lui !), 36 ans plus tôt. S’appropriant et réinventant l’ancienne musique rurale américaine, l’auteur-compositeur-interprète Annegarn en délivre, quant à lui, une vision autrement plus personnelle, qui ne tombe jamais dans le "à la manière de" (si ce n’est peut-être de lui-même) ou le featuring pseudo-prestigieux. Son petit univers nous apparaît assez riche pour pouvoir se passer de ça.
On peut sans doute, pour élargir le débat, rapprocher ce disque de certaines productions récentes de Jean-Louis Murat (Le Moujik et sa Femme, Lilith, Taormina), qui a lui aussi puisé dans un idiome country-blues pour révolutionner sa formule musicale et sortir de l’ornière sclérosante d’une chanson nationale repliée sur elle-même. S’inspirer du grand Ouest mythique, sans renoncer pour autant à ses racines et particularismes : la poésie des troubadours pour l’un, le surréalisme pour l’autre, l’Auvergne, la Belgique, etc. |