Il y a trois ans, le premier album d’Emily Loizeau (L’Autre Bout du Monde) s’élevait brillamment au-dessus de la mêlée de cette Nouvelle Chanson Française aujourd’hui tant décriée. Portées par un sens mélodique affûté et une interprétation sans faille, ses chansons proposaient deux registres complémentaires : la légèreté (thématiques "de fille" passées au tamis d’une imagination facétieuse) et la grande émotion (évocations de la mort de son père, ruptures inspirantes et mélancolie sublimée). Cette deuxième option avait bien évidemment notre préférence… mais les chansons légères n’étaient pas déplaisantes pour autant et s’avéraient largement plus supportables que celles de Clarika, Jeanne Cherhal & Co.
L’ensemble se présentait sous une forme à dominante piano-voix, mais assez intelligemment orchestrée pour que la musicalité ne le cède pas au texte (assurément l’une des grandes tares de cette pseudo-scène). L’une des caractéristiques de la demoiselle tenait aussi à sa double ascendance : franco-anglaise, elle pouvait se permettre de varier les plaisirs, et proposer des titres dans la langue de Shakespeare qui ne sonnent point comme de la méthode Assimil mal digérée !
Trois ans et quelques projets plus tard (participations multiples et variées, sur des albums hommages notamment ; album live vendu par correspondance), elle revient donc avec ce Pays Sauvage, publié par une très grosse maison de disque et promu par une importante campagne de presse.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette "récupération" par un gros label ne rime en rien avec un "recentrage grand public" : au contraire, l’artiste propose aujourd’hui une chanson nettement plus décomplexée, sortant définitivement de l’ornière "chansons de fi-fille à piano-voix" pour proposer des thématiques et arrangements autrement plus culottés et luxuriants.
L’album démarre avec la chanson-titre, "Pays Sauvage", qui se présente clairement comme une continuation de L’Autre Bout du Monde (ces deux morceaux étaient d’ailleurs enchaînés lors des derniers concerts de la précédente tournée). On y retrouve les thèmes familiers (évocation métaphorique de l’au-delà, enfance perdue, etc.), mais abordés d’un point de vue différent : le temps a passé et le lointain refuge manifestement été dévasté ; le chant, plus torturé, se charge d’exprimer ce mal-être.
Ensuite, "Fais Battre Ton Tambour" introduit les musiciens du groupe Moriarty, pour un long blues gospelisant, à la lourde rythmique fangeuse d’où s’élève une voix réparatrice ("Je sens ma peine qui monte… je vais la chanter !").
"Tell Me That You Don’t Cry", qui lui fait suite, est un admirable slow à dominante folk-soul pianistique, aux choeurs doucement entrelacés avec David-Ivar Herman Dune.
"Sister", choisi comme premier single radiophonique, commence par un joli petit gimmick joyeusement sifflé, avant de dérouler sa mélancolie en deux temps : le souvenir d’une séparation d’enfance, vue par chacune des protagonistes. Sans être une grande chanson (il manque sans doute un petit quelque chose au refrain), c’est une scie assez efficace et mémorisable (nom de Dieu, ce gimmick !) pour remplir correctement son rôle d’amuse-gueule avant-coureur.
En guise d’interlude, "La Dernière Pluie" est une comptine accompagnée par des instruments "domestiques" (couteau, cuillère, paquets de corn-flakes et tout ce qui passe sous la main), au minimalisme plutôt rigolo et apaisant, après quatre morceaux émotionnellement chargés.
"Songes", qui lui succède, renoue avec les paraboles pianistiques sur l’au-delà. Malgré la thématique casse-gueule, l’interprétation toute en finesse (soulignée de très belles parties de cordes) parvient à transmettre une indéniable émotion.
"Coconut Madam", comme son titre l’indique, est plus légère et propose un texte non-sensique sur une épatante petite musique aux arrangements pleins d’esprit : on ne sait pas vraiment de quoi il retourne dans ce texte résolument portnawak… mais c’est fait avec tellement de grâce (beau et con à la fois, donc) que l’on accroche quand même et finit par reprendre en chœur les bruits de bouche de la dame.
A contrario, "La Femme à Barbe", très légère elle aussi, est une petite déception : la chanson nous paraît trop proche d’Olivia Ruiz (qui participe d’ailleurs aux chœurs) pour apporter grand-chose d’original. C’est une comptine mal lunée et sautillante à souhait, que les enfants vont adorer (le mien jubile à chaque fois que je la passe), mais qui risque de laisser les adultes (vieux cons ?) sur la touche.
Dans le même genre "à la manière de", mais plus intéressante, "The Princess and the Toad" est un conte de fée p(r)ince sans rire chanté avec Thomas Fersen (dont l’univers est souvent peuplé, on le sait, d’animaux peu ragoûtants ; ici, un crapaud bécoteur). C’est aussi le pendant à "Voilà Pourquoi", la désopilante fable animalière du premier album.
Ces trois titres successifs (Coconut, Femme à Barbe et Princess…), malgré leur charme indéniable, constituent néanmoins le petit "ventre mou" du disque : trop de légèreté tue la légèreté ; ainsi enchaînées, les facéties commencent à prendre un peu trop le dessus, et il est grand temps de revenir au sérieux…
La dernière séquence du disque exauce brillamment ce souhait : porté par le banjo de Moriarty et des battements de mains rassembleurs, "Ma Maison" est une splendeur folk idéaliste et onirique, belle proposition retrouvant un peu de cet esprit communautaire (hippie ?) malheureusement passé de mode.
"In Our Dreams" poursuit sur cette lancée utopiste, dans un esprit plus éthéré pouvant évoquer certains des meilleurs titres de Keren Ann ou Marie Modiano. C’est une chanson intemporelle, qui aurait pu être écrite 30 ou 40 ans plus tôt et (pourquoi pas ?) chantée par Joan Baez ou Peter Paul & Mary : en interview, Emily Loizeau dit s’être replongé dans le folk de son enfance, et cela se ressent. Elle n’en propose pas une version "roots" à proprement parler, mais arrive à fondre naturellement cet idiome dans son univers personnel, pour un résultant ravissant.
Le petit miracle se poursuit avec "Dis-Moi Que Toi tu Ne Pleures Pas", version française de "Tell Me That You Don’t Cry" complètement revisitée : alors que la première version était basée sur un accompagnement pianistique, elle en propose ici une relecture grattée jusqu’à l’os, à l’arrangement essentiellement rythmique…. Surtout, elle est rejointe par l’artiste-activiste réunionnais Danyel Waro, qui ajoute un supplément de "racines" à une chanson sonnant déjà comme un vieux classique : son intervention et les développements percussifs qu’elle entraîne lui donnent l’air de venir de très loin, connectant brillamment le doux folk revendiqué par Emily Loizeau à une musique traditionnelle d’outre-mer, puisant sa source dans les vieux chants d’esclaves et retrouvant quelque chose (supplément d’âme) du blues des origines.
Difficile de faire mieux après un telle réussite, et pourtant : "Le Cœur d’un Géant" réunit une dernière fois ces éléments (esprit folk, onirisme, emballement rythmique) pour une nouvelle chanson-comptine arpentant sans mièvrerie (c’est suffisamment rare pour être remarqué) un imaginaire enfantin lointain et dangereux.
L’album s’achève ensuite dans la douceur, avec "La Photographie", arrangement original d’après un air de Monteverdi, texte signé par un dernier "invité de marque" : Jean-Loup Dabadie (parolier des meilleures chansons de Polnareff, Reggiani ou Julien Clerc). Le choix peut paraître curieux : sur le plan de l’écriture, Emily Loizeau se défend admirablement toute seule ; et ce genre d’intervention extérieure, aussi sympathique soit-elle, nous apparaît presque superflue.
Au final, "Pays Sauvage" est un album moins homogène que l’ "Autre Bout du Monde", mais infiniment plus audacieux quant aux genres musicaux abordés et la réalisation. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire en découvrant le casting réuni pour l’occasion, l’omniprésence d’invités ne dessert pas le disque : cet univers artistique est suffisamment fort pour s’autoriser quelques digressions, se nourrir des talents gravitant alentour.
Le discours de l’artiste (sa poursuite de l’enfance perdue et le retour à certaines racines anglo-saxones) est parfaitement illustré par l’écriture ou les thèmes qui s’en dégagent. Et l’on apprécie énormément la nouvelle option percussive et rythmique, qui apporte un aspect plus terrien à une chanteuse qui pouvait, jusque-là, passer pour une "pauvre petite chose fragile". Elle ne l’est assurément pas… et fait, aujourd’hui, aisément la nique à la plupart de ses collègues (concurrents ?) chanteurs-musiciens français. |