Le jugement que l’on porte sur chaque concert se doit d’être clair, net, sans restrictions : le nombre de groupes à découvrir est trop large, trop varié, pour que l’on s’autorise, ici et là, quelques indulgences ou admirations faciles. C’est par un jeu de contrastes, soigneusement dosé, que peut être mis en évidence la valeur d’un groupe, les risques pris, mais aussi les possibilités d’amélioration.
Le Grand Mix de Tourcoing organise régulièrement des soirées découvertes, originales, qui permettent au spectateur d’aiguiser justement son jugement, de se laisser surprendre par la nouveauté, de se forger ses goûts sans l’aide de la presse musicale habituelle. Il avance ainsi en tâtonnant dans la nuit, et cherche son passage dans ce labyrinthe de glace qu’est la musique expérimentale ; il guette le groupe ultime, à l’origine de ses futures rêveries.
Le Grand Mix Défriche a proposé en tête d’affiche un groupe australien de Melbourne, The Drones, dans la pure tradition du rock brut, sans concessions. Les éléments principaux de cette formation sont la puissance et la rage électriques, soutenues par une vivacité et une maturité musicales, un savoir-faire qui n’est pas tant technicité qu’intensité, et présence : je parle d’abord de la présence physique, centrale, du chanteur-guitariste Gareth Leddiard, de ses rythmiques tendues aux coins coupants, éclats de nervosité procédant de l’indiscutable influence punk du groupe ; ensuite et surtout l’élan roboratif porté par la basse pleine de relief de Fiona Kitchin, qui n’est jamais aussi dense que dans son dialogue avec la batterie – équilibre subtil, accentué par le retrait des guitares, que la voix cassée, incisive de G. L. ne cesse de tordre, de violenter.
Finalement, culmine en surface la dimension coupante du punk ; et en profondeur les influences perceptibles tendent plus vers le blues, voire le jazz. On pourrait définir le groupe comme le point de jonction possible entre les Sex Pistols, Nick Cave (celui de Bithday Party) et Tom Waits : c’est-à-dire l’esprit d’urgence, la violence des premiers ; la densité mélancolique et l’élégance du second ; les racines jazz et la rugosité du dernier. Pas étonnant d’ailleurs que le groupe fut parrainé par les grands patrons du Rock Indépendant, Sonic Youth, en signant leur dernier album, Havilah (2008) sur leur label ATP.
Du concert on retient essentiellement la pure générosité de l’instant, cette passion du débordement sans doute propres à la scène discrète australienne. Le public en est ressorti régénéré. C’était bien la moindre des choses, pour faire passer la pilule, amère, des deux premières parties.
En premier lieu, Phosphorescent, groupe New Yorkais, a présenté un country-rock plutôt fade, conventionnel, à mille lieues de celui de Bonnie Prince Billy dont le groupe semble pourtant se réclamer. Se calquer sur Will Oldham ? Pourquoi pas, mais déjà la référence est écrasante : la country du "frère Palace" n’en est pas tout à fait une, tant elle est dérangée, déréglée − folk inspiré qui a acquis ses lettres de noblesse à l’école du troisième Velvet, ou du premier et du meilleur Dylan (celui de Blonde on Blonde). Ici, Phosphorescent tombe dans la caricature, se contentant de répéter pendant trois quarts d’heure la même chanson, la même tonalité ; et plutôt que de lancer plus loin la flèche désirante des influences, la projette loin en arrière, et réalise une régression pour le moins surprenante. Il s’agirait bien d’un Rock Régressif que je définirais comme rock conservateur, sans style, trouvant son unique raison dans l’imitation systématique.
La pop-country désabusée de Great Lake Swimmers en constitue d’ailleurs le paradigme. Que dire de plus de ce groupe canadien ? Des sombres comptines entraînantes ? Une noirceur à fleur de peau ? Des mélodies belles à pleurer ? Un esprit folk joyeusement désinvolte ? Non pas, rien qu’un avachissement diffus, rythmé par l’ennui et la lassitude. |