D’emblée et dès le premier titre, on entre dans un autre monde. C’est un peu comme si l’on venait de tirer un rideau pour se laisser emmener dans un monde instable, un monde surprenant, inquiétant, angoissant aussi à l’image de toute avancée en terrain inconnu. Il suffit alors de se laisser porter par son imaginaire comme cette musique nous y invite si bien dans un foisonnement musical qui n’est pas sans nous rappeler Franck Zappa en partie, King Crimson (si l’on ose) et bien sûr Tim Berne puisqu’il y est ici question du chaos organisé, systématisé en théorie brutale et brillante. Mais les sources sont multiples et infinies.
La jungle de Marc Ducret est sauvage et urbaine et dans "Tapage" par exemple, on pourrait imaginer quelques rapprochements non moins osés avec la jungle Ellingtonienne ici revisitée dans une mégapole moderne. Terriblement bien construite la musique de Ducret est fourmillante et kaléidoscopique. Protéiforme. Jamais ne suit la ligne droite, mais se perd au contraire dans les méandres, tourne doucement ou brutalement, consomme l’art de la rupture sans modération. C’est à la fois fort et parfois violent, bouscule l’auditeur à qui elle parle autant à l’imaginaire qu’aux tripes. Le No Man’s land de Ducret est interlope. Il éveille la curiosité des sens, oblige à l’attention, provoque la surprise et l’attente ("Aquatique"). Par son art de la rupture, du revirement et son écriture toujours fluide et puissant, Marc Ducret parvient à nous captiver de bout en bout de cet album de plus d’une heure. Jusqu’à s’offrir un dernier titre de 26 minutes intitulé "Nouvelles nouvelles du front" en référence à l’album enregistré en 2004 (News from the front paru sur le label Winter and Winter).
Dans cet album Marc, Ducret n’est pas Marc Ducret tout en restant conforme à son esthétique musicale. Entendons par là que Marc Ducret est moins dans le jeu, dans l’expression de la guitare torturée que dans la conjonction des énergies, point de passage obligé des musiciens qu’il convoque. Marc Ducret en grand orchestrateur partageant l’espace et ne l’envahissant jamais. Il y a du collectif dans cette musique enregistrée en novembre 2007 au Delirium à Avignon, haut lieu baroque et décalé des arts vivants dans la cité des Papes, siège idéal de cette musique aussi riche que foisonnante. Et c’est là que Marc Ducret a réuni une troupe de jeunes musiciens qui viennent épauler la garde fidèle constituée par cette rythmique exceptionnelle Chevillon / Echampard (une sorte d’ONJ dont on aurait pu rêver si cela avait présenté un intérêt pour le guitariste).
Avec un remarquable sens du groupe chacun y apporte sa pierre essentielle qu’il s’agisse des grains de folie d’Antonin Rayon aux claviers (entendu aussi avec Alexandra Grimal) pointilliste déjanté ou de Mathieu Metzger (saxophoniste en vue dans le dernier album de Sclavis) qui apporte le tranchant de la lame affûtée et sauvage ou encore Yann Lecollaire auteur d’un chorus inspiré à la clarinette. Mais c’est en réalité chaque musicien qui contribue à cet écheveau et prend sa place essentielle dans cette construction formidablement savante. On entre dans cette musique comme dans une sorte de labyrinthe dans lequel on se perdrait s’il ne nous montrait, avec brio la marche à suivre. Sauf qu’au lieu de chercher la sortie on aimerait s’y perdre encore longtemps.
Chronique originale publiée dans
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