Rares sont les artistes à faire de leur vivant l’objet d’une telle vénération de la part d’un cercle d’aficionados. Lequel tend d’ailleurs considérablement à s’élargir suite à la réalisation du génial documentaire The Devil & Daniel Johnston en 2005.
Ainsi, Daniel Johnston apparaît avant tout comme l’ancêtre et le parrain des mouvances lo-fi et DIY. Aisé dans ces conditions d’imaginer l’influence phénoménale exercée sur ses congénères tous styles confondus depuis près de trente ans : grunge (Sonic Youth, Butthole Surfers, Nirvana), indie rock (Sparklehorse, Eels, Yo La Tengo, Beck) ou évidemment antifolk (Moldy Peaches, Jeffrey Lewis, Prewar Yardsale).
Pour eux, Daniel Johnston fut un père, un guide, un modèle. Pour avoir désinhibé ces générations de musiciens en herbe sur les possibilités et la manière de faire un disque. Pour leur avoir fait prendre conscience que la naissance d’une chanson importe plus que les conditions de réalisation de celle-ci.
Néanmoins, il serait réducteur de s’en tenir à ces considérations de forme. En effet, l’apport de Daniel Johnston est également musical. Pour ces centaines de comptines mélodiques, musicalement minimalistes au pouvoir émotionnel considérable. Le dépouillement intégral ayant dans ce cas trait au génie pur – et non l’inverse. A rapprocher dans l’esprit des efforts solo de Syd Barrett. Amusant également de constater la place laissée à sa voix d’éternel adolescent dans l’interprétation. Pur, brute, parfois chevrotant mais toujours habité, l’organe de Daniel Johnston se voit érigé au rang d’instrument principal. Au point d’en constituer le vecteur majeur de sa communication émotionnelle.
Pourtant pour beaucoup, Daniel Johnston demeure cet être pathologique célèbre pour ses dépressions et ses séjours en hôpital psychiatrique. Celui que l’on exhibe sur une scène comme une bête de foire. Constat malheureusement effectué sur une frange du public dans la quasi-totalité des concerts : bavardages, rires quand il ne s’agit pas d’un départ pur et simple de la salle. Comme incapables de percer la carapace pour découvrir le songwriter et l’artiste de génie sommeillant en lui.
En effet, la personnalité de Daniel Johnston s’avère particulièrement complexe et mérite de s’y attarder. Avec le recul, l’influence de son enfance partagée entre sa Californie natale, la Virginie et le Texan d’adoption brille comme une évidence. Ainsi, la majorité des thèmes récurrents de ses chansons trouvent leur origine ou furent façonnés durant cette période.
Fascination pour les super héros, les comics et les films d’horreur : Casper, King Kong ; lesquels occupent aussi une place privilégiée dans son œuvre picturale. Fascination évidente pour la pop parfaite des Beatles. Lesquels ont véritablement charpenté sa culture musicale. Les références aux Fab Four se comptent donc à la pelle : reprises studio "I Saw Her Standing There", reprises live (au hasard "Help" l’an passé à la Maroquinerie) ou titres sous influence ("The Beatles", "Lennon Song").
Fascination à part quasi égale – quoique plus inconsciente – pour le garage punk sixties américain : "I Met Roky Erickson" ou sa relecture scénique de "Psycho" des Sonics. Pour cette spontanéité et cette authenticité dans l’élaboration et l’interprétation des chansons. Fascination aussi pour ce bon vieux Satan – en réaction à son éducation de chrétien fondamentaliste : "Devil Town" par exemple. Autre thème récurrent, ses amours naissantes mais contrariées avec une dénommée Laurie pour laquelle il composera des dizaines de titres. Ou plus encore l’éternel dilemme intérieur entre religion et pulsions sexuelles : "Man Obsessed" ou "Girls".
La carrière discographique de Daniel Johnston débute à la maison au tout début des années 80. Avec du matériel et dans des conditions d’enregistrement rudimentaires : le piano familial et un magnétophone à cassettes. Cette période verra l’accouchement de Songs of Pain (1980), More Songs of Pain (1981), The What of Whom (1982) et Don't Be Scared (1982) ; lesquels contenant déjà toutes les caractéristiques suscitées de la musique de Daniel Johnston. A cette époque, Daniel duplique et expédie des cassettes à la demande de ses fans – on parle de milliers durant les années 80 – lorsqu’il ne se contente pas de réenregistrer celle-ci ou de refaire l’artwork des pochettes, faisant de celles-ci des pièces uniques.
Le tournant de sa carrière intervient en 1983 avec la parution de son premier album studio Yip / Jump Music dont l’impeccable réédition nous intéresse ici. S’accompagnant à l’orgue-jouet (celui de son petit neveu), quasiment sans le moindre arrangement extérieur, Daniel réalise à l’époque sa plus belle collection de chansons. Contenant les classiques – toujours interprétés sur scène – "Speeding Motorcycle" et "Casper The Friendly Ghost", certains de ses meilleurs titres ("Sorry Entertainer" et "Don’t Let The Sun Go Down On Your Grievances") aussi bien qu’un catalogue non exhaustif de ses marottes ("The Beatles", "God" ou l’ahurissante "King Kong"). Pas forcément le plus abordable du lot mais un disque riche apportant à terme de grandes satisfactions à l’auditeur persévérant.
Quelques mois plus tard, Daniel Johnston réalise son second opus, Hi, How Are You, sorte de concept album dédiée à Laurie et composé durant une période de dépression nerveuse. Et là Johnston impressionne plus encore par la consistance de son œuvre.
Sans atteindre les sommets individuels de son prédécesseur, ce deuxième album studio regorge de pépites : "Walking The Cow", une des plus belles chansons du monde ou l’incroyable "Keep Punching Joe".
Deux ans plus tard, Daniel Johnston s’est établi à Austin. Un reportage diffusé sur MTV lui permet d’accéder à un début de notoriété et d’enregistrer son premier disque avec un groupe tout en accédant aux services d’un producteur. Ce sera Continued Story couplé dans cette vague de rééditions à Hi, How Are You.
La guitare fait une franche apparition au détriment du piano. Pour la première fois, Daniel ne tient pas seul les rennes du projet, lequel part dans tous les sens, laissant au final une impression mitigée. En dépit de franches réussites : "Etiquette", "Dem Blues" ou "Girls".
Enfin, en complément – ou en substitution – de ces trois rééditions, on ne saura que trop conseiller au néophyte l’acquisition de Welcome To My World, compilant les dix premières années de sa carrière, sorte d’introduction idéale et jubilatoire au monde délirant de Daniel Johnston.
L’occasion également de remettre la main sur quelques pépites pas facilement trouvables ailleurs : "Laurie EP" ou ce "Living Life" sorti du Songs Of Pain des débuts.
Espérons enfin que PIAS aura sous peu la bonne idée de ressortir dans la même série l’immense 1990, dont Jeffrey Lewis nous confiait à la terrasse d’un café parisien l’influence déterminante qu’avait eu ce disque notamment sur City & Eastern Songs. |