Pièce
de Molière, mise en scène de Cyril Le Grix, avec
Jean-Pierre Bernard, Catherine Jarrett, Alexandre Mousset, Philippe
Fossé et Carole Schaal.
"Dom Juan" est une pièce qui nous a toujours
posé problème : écrite en quatrième
vitesse pour boucher un trou financier entre "Le misanthrope"
(qu’il était en train de fignoler) et la re-sortie
du "Tartuffe", elle souffre d’innombrables facilités
et défauts qui, questionnant la notion de "chef
d’œuvre", suscitent le débat…
Un texte aussi bancal (toutes proportions gardées :
il s’agit de Molière !) peut-il être mis
au même plan d’admiration que les parfaites compositions
de "L’école des femmes" ou du "Misanthrope"
? Doit-on respecter une oeuvre aussi irrespectueuse des règles,
ou bien prendre l’initiative d’y faire le ménage,
tenter d’en corriger les tares pour la faire repartir
sur de bons rails ?
Ce sont quelques-unes des questions soulevées par cette
adaptation "revue et corrigée" que propose
le metteur en scène Cyril Le Grix, au Théâtre
Mouffetard. Taillant dans le lard du texte, il prétend
en offrir une version épurée, retrouvant la "substantifique
moelle" qui s’était peut-être perdue
en route…
On connaît l’histoire : Dom Juan, séducteur
invétéré suivi de son valet Sganarelle,
épouse et délaisse des femmes au mépris
des lois divines. A son domestique qui tente de lui faire la
leçon, il oppose un athéisme railleur, et théorise
son besoin de séduire. Poursuivi par l’ire d’une
amoureuse éplorée (Elvire), il continuera ses
outrages jusqu’à ce que le courroux du Ciel se
manifeste, pour lui faire entendre raison (et accessoirement
: ôter la vie).
Concrètement, quels sont les défauts que l’on
peut trouver à cette pièce ? Structurels, tout
d’abord : les scènes s’empilent sans s’enchaîner
vraiment, traçant plus le portrait d’un libertin
qu’une histoire proprement dite. Les unités classiques
(de temps, de lieu, d’action) s’en trouvent, de
fait, mises à mal…
Mais c’est surtout l’absence d’unité
de ton qui pose problème : le mélange des genres
(de la farce à la quasi tragédie) fragilise la
thématique principale, ce défi permanent au Ciel
(et la fin que cela lui vaut), oblitéré au sein
d’un salmigondis de scènes versant dans la guignolade
pure et simple.
Tout le propos de Cyril Le Grix a donc été de
resserrer la pièce, ôter ces relents de commedia
dell’arte qui en parasitaient le propos (on ne peut plus
sérieux) : exit, par exemple, les scènes avec
le lourdaud Pierrot ou le pénible Monsieur Dimanche.
De la même façon, il a fait le choix de dramatiser
quelque peu le personnage de Sganarelle : il n’est plus
un simple "valet de comédie", mais un être
sensible et crédule, horrifié par l’insensibilité
et l’absence de croyances de son maître.
Si la représentation n’est pas exempte d’humour,
celui-ci est donc un peu moins gras qu’il ne l’était
au départ… ce qui met d’autant mieux en valeur
le drame d’Elvire ou le mépris dans la séduction
de Charlotte (lesquels étaient noyés sous les
bouffonneries, dans la version intégrale de la pièce).
Egalement coupée de son environnement farcesque, la scène
du pauvre y prend une résonance décuplée,
glaçante.
Conformément à ce parti pris de dramatisation,
Cyril Le Gris a aussi choisi de vieillir Dom Juan… Heureuse
initiative : l’irrespect amoureux et religieux, prôné
par un beau jeune homme, pouvait s’apparenter à
de la désinvolture ou de l’inconséquence
(bien de son âge)… Revendiqué par un être
au crépuscule de sa vie, il constitue un choix de vie
cohérent dans son parti pris attentatoire à la
loi divine, et donc une "profession de foi" autrement
plus blasphématoire…
Ce vieillissement rend aussi plus sensibles certains traits
de cynisme du personnage : jusque-là, on avait toujours
vu en Dom Juan un grand seigneur plus bon vivant que "méchant
homme"… L’intelligence de la présente
représentation est aussi d’en faire un fieffé
salaud, touché de temps à autres par des bouffées
de vague à l’âme. Bref : un être qui
peut s’avérer pesant et vicié, et pas simplement
léger et badin, comme laissait entendre le texte initial.
Les comédiens Jean-Pierre Bernard et Alexandre Mousset
forment un duo maître-valet excessivement mal assorti…
pour notre plus grand plaisir ! Philippe Fossé apparaît
peu, mais ses interventions spectrales (Dom Louis dans un rêve,
le spectre proprement dit) ou pathétique (le pauvre,
traîné dans la boue) comptent parmi les grands
moments de la représentation.
L’Eternel Féminin, adoré puis foulé
au pied par le séducteur cynique, est incarné
ici par Catherine Jarret, en Elvire mûre, brune et ardente.
Paradoxalement, c’est lorsqu’elle retrouve la cornette
qu’elle devient encore plus désirable…
L’autre versant de la féminité est représenté
par Carole Schaal : Cyril Le Grix a pris l’initiative
de faire de Gusman, écuyer d’Elvire dans le texte
originel, une écuyère… ce qui nous vaut,
en exposition, une belle scène de rhabillage post-coïtus
entre elle et Sganarelle. La comédienne incarne aussi
la paysanne Charlotte, qui n’a jamais aussi bien rimé
avec "tête de linotte"…
En conclusion, on l’aura compris : cette version de la
pièce nous a emballés. Une œuvre telle que
Dom Juan, partant un peu dans tous les sens et offrant quantité
de pistes possibles quant à l’interprétation
(c’est ce qui fait sa richesse), nécessite un parti
pris fort. Celui de Cyril Le Grix, excessif et entier, met d’autant
mieux en lumière le tourment métaphysique traversant
ce personnage. Débarrassé de ses aspects farcesques
(le "gras sur le rebord de l’assiette"), il
atteint à une relative épure, qui le fait accéder
plus fortement encore au rang de mythe.
Si d’autres modifications sont sujettes à caution
(par exemple la disparition de Dom Carlos et Dom Alonse, ou
la substitution d’une parole de Dom Louis, désormais
prononcée par Elvire), elles ne remettent pas en cause
la réussite du spectacle à nos yeux.
Après tout, comme Dom Juan "grand seigneur méchant
homme", la pièce est un grand œuvre empli de
vils défauts… Et cette fragilité relative
peut s’avérer une aubaine pour les metteurs en
scène : les nombreux trous d’air qui la fragilisent
leur permettent de se l’approprier avec un peu moins de
respect ou de timidité qu’ils ne l’auraient
fait d’un classique irréprochable.
On a beau y trouver à redire : ces libertés prises
avec l’œuvre font d’autant mieux ressortir
le génie de Molière, en prouvant qu’il peut
(décidément) survivre à tous les outrages… |