Il faut à l'exactitude musicale d'un Brian Eno la minutie d'une explication savante. À l'occasion de la (ré)édition de sa collaboration avec Harmonia, tentons donc d'éclairer le "paradoxe Eno".
Un paradoxe est une expression ou un raisonnement, qui contient une contradiction logique (apparemment) impossible à résoudre. Certains paradoxes ont eu dans l'histoire scientifique et philosophique un retentissement important. Le paradoxe Eno a pour sa part une importance musicale, historiquement et artistiquement. On pourrait le résumer ainsi : "Brian Eno c'est chiant et c'est génial".
Jamais dans l'histoire de la musique un musicien n'aura proposé musique si froide, zéro-émotionnelle, à l'antithèse de la virtuosité, du renouvellement, anti-vitale ; et pourtant, peu de musiciens / arrangeurs / techniciens peuvent se vanter d'avoir eu tant d'influence sur l'histoire de la musique, unissant le savant et le populaire en explorateurs-expérimentateurs aventuriers, découvrant de nouvelles ressources expressives, inventant un univers musical à part entière.
"Brian Eno c'est chiant et c'est génial". On doit toujours en rester à cette formule, cette contradiction qui ne se laisse résoudre, dont les deux termes sont simultanément vrais – avec peut-être même un lien causal entre les deux : Brian Eno serait-il génial précisément parce qu'il a su être chiant ?
Un an après Discreet music (1975), où il inventait l'ambient, et deux ans avant Music for airports (1978), où il la baptisait très officiellement ; mais aussi un an avant le début de la trilogie berlinoise de Bowie, à laquelle on sait qu'il collaborera activement, Brian Eno rejoignait le trio krautrock Harmonia pour une collaboration studio qui devait être le chant du cygne du groupe, lequel venait justement de se séparer et ne se reforma que pour l'occasion. Mais un chant du cygne longtemps muet, puisque les sessions de 1976 durent attendre 1997 pour que certains de leurs fragments puissent voir le jour dans une première édition. Ce premier Tracks and Traces est aujourd'hui complété par un Tracks and Traces re-released, qui l'enrichit de quatre titres et propose un document sonore d'une heure dont la valeur est loin d'être simplement documentaire.
Disons-le comme il se doit : on pourra fort bien s'emmerder à l'écoute de ce disque. C'est toujours très facile avec Eno. Mais prenons au sérieux le paradoxe qui porte son nom : on pourra également vivre une grande heure de voyage musical, avec ce que cela suppose de transports, de dépaysement, d'inconfort vintage, d'authenticité, d'oubli de soi... Pour cela, il est évidemment nécessaire de dépasser l'attente de l'exaltation, de l'excitation, du vertige que l'on attend d'une musique cadencée ; de se rendre attentif, accessible, aux étirements d'une musique qui parvient même à masquer qu'un rythme l'anime – un musique à l'inverse de la pulsation.
Bien entendu tout est gris, ici (à commencer par le gris terne de la pochette, qui ferait passer celle de The Idiot d'Iggy Pop pour une œuvre psychédélique), comme le ciel d'automne d'une première dépression. Mais derrière les compositions introspectives, quasi autistiques, se laisse découvrir une beauté, des couleurs chatoyantes – une vie, en somme. Brian Eno, c'est peut-être chiant, mais c'est génial. Et c'est déjà pas mal. |