Comédie de de Jules Romains, mise en scène Jean-Paul Tribout, avec Jean-Paul Tribout, Jacques Fontanel, Jean-François Guilliet, Laurent Richard, Xavier Simonin, Eric Chantelauze, Pierre Trapet et Pierre d’Assumçao.

Que reste-t-il, aujourd’hui, de l’œuvre de Jules Romains ? Qui a encore le courage d’ingurgiter les 27 tomes de "Les hommes de bonne volonté" ? Qui s’intéresse aux innombrables pièces oubliées de son répertoire théâtral ?

A l’exception de "Knock", encore abondamment représenté, tout le reste paraît passé au purgatoire de la littérature, place peu enviable où finissent grand nombre d’académiciens. Décédé en 1972 mais déjà "immortalisé" 25 ans plus tôt, l’écrivain humoristico-unanimiste passe aujourd’hui pour un vestige de la IIIème République… avec tout ce que cela suppose de poussière sur vieux lustres.

Qu’à cela ne tienne : il arrive parfois qu’un metteur en scène plus fouineur que les autres exhume, du fond d’une bibliothèque vieillotte, quelque trésor oublié d’un auteur passé de mode. En le ripolinant un peu, il parvient à remettre sur pied l’objet brinquebalant, lui redonner l’éclat du neuf… Pour mieux l’envoyer à la face du public, bluffé de redécouvrir l’ "éternelle jeunesse" d’un écrivain trop rapidement mis en bière.

C’est ce qui se produit avec le "Donogoo" de Jules Romains, actuellement représenté au Théâtre 14 par la Compagnie Sea Art : d’une pièce créée en 1920 par Louis Jouvet (avec Robert Le Vigan), portée à l’écran en 1936 (avec Michel Simon et Renée Saint-Cyr) puis tombée dans l’oubli… le metteur en scène Jean-Paul Tribout fait renaître une comédie alerte et caustique, totalement en phase avec les affaires politico-financières de notre époque.

En résumé : le falot Lamendin, au bord du suicide, est pris en charge par un médecin mi-psychiatre mi-ensorceleur, qui lui délivre "pour son bien" une prescription-oracle à suivre absolument… Il s’agit de s’en remettre au premier homme qu’il rencontrera, à une heure donnée, en train de se moucher (sic)… C’est sous cet auspice saugrenu que Lamendin croise la route du dénommé Le Trouhadec, géographe de son état ridiculisé quelques années plus tôt pour avoir faussement répertorié, dans son ouvrage de référence sur l’Amérique du Sud, une ville imaginaire baptisée Donogoo-Tonka.

Lamendin a alors l’idée, pour réhabiliter Le Trouhadec (et réaliser l’oracle), de corriger l’aberration en fondant lui-même, après coup, cette ville de fiction… Il entreprend donc une spéculation immobilière visant à escroquer le plus d’actionnaires-gogos possibles, sur le vieil air (toujours vecteur de rêve) de la ruée vers l’or capitaliste américain.

La comédie est fort drôle, accessible à tout public. Pour autant, le divertissement n’est pas décérébré et le propos est plus profond qu’il en a l’air: sous couvert de nous amuser, cette pièce renvoie aussi un écho bienvenu sur l’état du monde actuel.

La satire de la finance mondialisée, avec manipulation de l’opinion publique et placements véreux, parvient à évoquer certains scandales récents ou imminents (l’affaire Maddoff ? le Grand Emprunt ?) : preuve, s’il en est, de l’intemporalité de la fumisterie pécuniaire… C’est aussi l’occasion, alors que la France n’a pas fini de solder les comptes (calamiteux) de son empire colonial, d’un rappel vivifiant sur certaines attitudes impérialistes sordides.

Les comédiens s’en donnent à cœur joie : Jacques Fontanel est Lamendin, artiste raté viré architecte bureaucrate suicidaire, trouvant son salut dans l’escroquerie-utopie autour de la ville imaginaire. Attendrissant et amusant au début de la pièce, il acquiert peu à peu la stature d’un véritable salaud ; éclosion culminant avec son intronisation "coup de force", quasi-dictatoriale, en gouverneur de la cité nouvellement créée.

Jean-Paul Tribout (dont le grand public reconnaîtra le visage pour l’avoir vu dans une ancienne série-phare de la télévision) se distribue lui-même, avec délectation, dans le rôle du banquier véreux rigolard… toujours prompt à signer d’énormes chèques, tant que les actionnaires-pigeons allongent les sous.

Eric Chantelauze compose un épatant charlatan espagnol, puis un aventurier à l’accent haut en couleurs. Jean-François Guilliet est un Le Trouhadec pleutre et vaniteux, tandis que Pierre Trapet, Patrick D’Assumcao et Laurent Richard incarnent diverses crapules, toutes plus patibulaires les unes que les autres.

Le décor se compose de boîtes noires à fond truqué (comme le reste) où prennent corps établissements bancaires frauduleux ou bistrots crapoteux. L’aspect américain de la pièce est accentué, dans la partie "ruée vers l’or", par de grands manteaux cache-poussière évoquant "Il était une fois dans l’Ouest… et souligné par les parties d’harmonica du célèbre bluesman Jean-Jacques Milteau.