Où trouver Jean-Luc
Jeener, auteur dramatique, acteur, metteur en scène, critique
de théâtre, directeur de compagnie, directeur de théâtre
? Au théâtre, bien évidemment !
Et ce samedi, en fin d’après-midi, c’est au
théâtre du Nord Ouest qu’il nous accueille, dans
ce théâtre atypique qui brinquebale et fait le dos
rond aux difficultés financières pour défendre
son théâtre, le théâtre de l’incarnation.
Comment êtes-vous arrivé dans le théâtre
?
Jean-Luc Jeener : J’ai toujours été
passionné par la vie, le rapport avec le sens. Quand on a
15 ans, on se demande toujours ce que l’on va faire de son
existence. Je voulais être romancier. Et puis, il y a eu une
rencontre un peu hasardeuse au lycée avec un camarade de
classe qui m’a proposé de jouer dans la pièce
qu’il montait. J’ai accepté et il m’a confié
un petit rôle. Nous n’avions pas beaucoup d’expérience
et tout le monde parlait, donnait des conseils. Et très vite
on s’est aperçu que l’on n’écoutait
que moi. Ma parole devenait la parole juste du projet. J’ai
senti à ce moment que ma vie allait être cela. J’ai
eu la chance de rencontrer la chose que je devais faire et j'ai
su que j’allais consacrer ma vie au théâtre.
Donc une révélation ?
Jean-Luc Jeener : Une révélation quasiment
immédiate dans le rapport juste à la chose juste.
Comme si c’était de tous temps écrit. A partir
de cet instant, ma vie n’a tourné autour que de cela,
cette activité principale. Ce qui ne m’a pas empêché
de faire d’autres choses, des études, notamment des
études de théologie, de faire du journalisme, d’écrire.
Mais c’est toujours mon activité principale, vitale,
essentielle, ce qui me fait vivre.
Ces activités annexes, même exercées
simultanément, étaient purement alimentaires ou gravitaient-elles
toujours autour du théâtre, un peu comme des médias
pour faire du théâtre ?
Jean-Luc Jeener : Tout n’était qu’autour
du théâtre. J’ai fait du journalisme pour vivre
mais je n’étais pas journaliste politique mais critique
de théâtre. C’était un complément.
Souvent les gens pensent que je suis un critique qui fait du théâtre
alors que je suis un metteur en scène qui est devenu critique
de théâtre à la mort de mon père car
j’étais déjà couvert de dettes.
Les études de théologie ont-elles
un rapport avec le théâtre ?
Jean-Luc Jeener : Plus qu’un rapport. J’ai
écrit un livre dont le titre est Pour un théâtre
chrétien. Je suis chrétien, catholique, apostolique
et romain.
Quelles incidences sur votre travail de mise en scène,
sur le choix des pièces ? Cela veut-il dire que vous ne vous
intéressez qu’aux auteurs d’obédience
catholique ou des auteurs qui traitent de sujets qui préoccupent
l’Eglise catholique ?
Jean-Luc Jeener : La réponse est très
simple. Le théâtre est l’art de l’incarnation
et le christianisme est la religion de l’incarnation. Donc
dans mon livre, j’essaie de faire ressentir comment l’un
peut enrichir l’autre. Le seul problème du christianisme
réside dans sa spécificité. La spécificité
du christianisme est l’incarnation. Croire à cette
folie que Dieu s’est incarné en Jésus. C’est
une folie absolue, une chose impossible, ce qui fait que toutes
les réflexions, toutes les hérésies pensent
que le Christ est un prophète comme les autres car il est
impossible d’être à la fois Dieu et homme en
pensant qu’il est impossible d’être une chose
et une autre chose simultanément. Cela paraît une folie
totale.
Or, au théâtre, nous réalisons
cela à chaque seconde car le comédien sur le plateau
est à 100% le comédien et à 100% le personnage.
Il devient totalement le personnage tout en restant parfaitement
lui-même. Donc cela constitue une piste, une manière
d’appréhender et de comprendre que cette folie n’est
peut être pas aussi folle que cela. Je donne cet exemple sur
l’incarnation mais on peut tout aussi bien parler de la liberté.
Comment croire à la liberté si Dieu est le maître
de tout ? Comment croire à la liberté du comédien
s’il est entre les mains d’un texte et d’un metteur
en scène. Ce sont des données fermées comme
nos propres données et pourtant la liberté circule
d’une manière violente. Quel est ce mystère
? Pourquoi ?
Comment peut-on rester soi-même tout en incarnant
un autre ? Ne s’agit-il pas d’une forme de schizophrénie
?
Jean-Luc Jeener : Non justement il ne s’agit
pas de schizophrénie. C’est simplement être autre.
Quand je joue, je suis simultanément complètement
le personnage et pourtant je demeure Jean Luc Jeener. C’est
extraordinaire mais pas schizophrénique car je ne suis pas
déchiré. Il en va de même pour le Christ.
Il peut s’agir d’une schizophrénie maîtrisée.
Jean-Luc Jeener : Si elle est maîtrisée, ce
n’est plus une schizophrénie.
Comment peut-on être critique de théâtre
quand on est totalement engagé dans le théâtre
à différents titres et comment peut-on porter un regard
objectif sur un spectacle monté et interprété
par quelqu’un d’autre ?
Jean-Luc Jeener : Peut-on être juge et partie
? C’est la question première que je me suis posée
quand on m’a proposé de devenir critique. La réponse
est extrêmement simple. C’est un problème 1)
d’honnêteté 2) de conscience qui sont fondamentales
et puis ensuite la réponse est liée à l’apport.
Si tous les critiques me ressemblaient ce serait un peu embêtant
mais il est aussi très important qu’il y ait dans le
paysage de la critique française des gens qui connaissent
le métier de l’intérieur. Certains critiques
ne connaissent rien au structurel. Et ils sont épatés
par un costume, par une lumière qui vont l’empêcher
d’aller à l’essentiel. Moi, on ne me la fait
pas. Ce n’est pas un svoboda qui va m’épater.
La liberté est là.
Ce serait une erreur de croire qu’en allant
tous les jours au théâtre, que l’on soit ou non
du métier, fait que nous soyons un spectateur comme un autre.
Nous sommes des spectateurs professionnels. Nous ne pouvons pas
avoir le même regard que celui qui va au théâtre
occasionnellement. Cela pose le problème du professionnalisme.
On perd une fraîcheur, une naïveté de jugement
mais on gagne en profondeur, en connaissances. Ensuite dernière
chose, tous les critiques littéraires sont également
romanciers et personne ne s’en choque.
Nous comprenons bien que le côté technique
professionnelle ne vous épate pas et que vous êtes
mieux à même d’en juger qu’un spectateur
lambda. Mais vous prônez un théâtre militant
et humaniste. Cela ne constitue-t-il pas un prisme par lequel vous
appréciez le travail d’un autre ?
Jean-Luc Jeener : Il y a deux choses dans votre question.
En premier lieu, je ne prône pas un théâtre militant
car c’est un mot qui me répugne. Le second point est
que la subjectivité dont vous parlez, celle de celui qui
connaît la musique, est également la même que
n’importe quelle autre subjectivité. On juge toujours
à travers le prisme de ce que l’on est. Il ne faut
pas chercher dans la critique une vérité mais une
honnêteté. Quant à la deuxième partie
de votre question c’est : est-ce que l’on critique en
fonction de ce que l’on veut voir, comme Procuste (ndlr
: brigand, fils de Poséidon, qui recevait les voyageurs dans
son auberge et leur coupait les pieds ou les étirait pour
les mettre à la dimension du lit), ou en fonction
de que le créateur veut faire. C’est la question que
se posent tous les critiques.
Pour ma part, faire de la mise en scène me
rend beaucoup plus tolérant et plus ouvert que mes collègues
qui sont des metteurs en scène qui s’ignorent. Quand
on situe sa pensée et son identité, on est mieux à
même de respecter et de comprendre l’identité
de l’autre. Je juge à partir de mon identité
tout en la dépassant. Je regarde au-delà. J’ai
un ego trop dévorant et trop fort pour en être dupe.
En revanche, quand on n’y prête pas garde, il se manifeste
là où on ne l’attend pas. Se situer et être
fort, dans son milieu professionnel, intellectuel dans ses convictions
politiques ou religieuses permet de ne pas en être dupe. J’essaie
d’accepter les spectacles en fonction de ce qu’on me
propose et non en fonction de ce que je souhaite. Mais je ne suis
que ce que je suis.
Vous disiez que vous apparteniez à une minorité
en quelque sorte au sein de la profession de critique. Quelle est
la différence avec ceux sont majoritaires ?
Jean-Luc Jeener : La différence réside
dans leur naïveté. Ils se laissent rouler par la mode,
par les noms, par des trucs qui me font hurler de rire. Ils ont
l’impression que les spectacles sont travaillés alors
qu’il n’en est rien.
S’agit-il réellement de naïveté ou
de complaisance voire de compromissions ?
Jean-Luc Jeener : Ils se laissent berner par le metteur
en scène en vogue alors que c’est un incapable à
qui on a donné beaucoup d’argent et qui cache son manque
de talent par des moyens considérables. Moi, je sais.
Vous êtes également directeur d’une compagnie
théâtrale. Pouvez-nous nous parler de la Compagnie
de l’Elan que vous avez fondé à la fin des années
60 qui au début jouait des textes contemporains avant de
s’attaquer aux classiques ?
Jean-Luc Jeener : Cette compagnie a été crée
au lycée. J’ai toujours pensé que quand on est
jeune on manque de maturité. Dieu sait que j’avais
pourtant envie de monter les auteurs classiques. Ainsi je remercie
le Ciel tous les jours de ne pas avoir monté Bérénice
quand j’avais 18 ans ! Ce qui m’a permis de monter le
plus beau spectacle de ma vie quand j’avais 40 ans. C’est
la plus belle pièce du monde et à 18 ans je l’aurais
gâchée ! Et je pensais qu’il était important
de découvrir des auteurs contemporains. En découvrant
des textes, on se fait un peu les dents.
Le problème est de savoir ce que l’on peut
apporter de plus à des textes classiques qui ont été
vus, revus, montés des centaines de fois. Quand on est metteur
en scène, on se doit à l’œuvre que l’on
monte, on doit lui apporter quelque chose de plus. Refaire ou recopier
ce qui a été déjà fait ou utiliser une
œuvre pour se faire valoir n’est pas bien. Et puis monter
des œuvres contemporaines permet de faire découvrir
des auteurs. Ainsi j’ai été le premier à
monter Soyinka ..et j’espère que c’est grâce
à moi qu’il a reçu le prix Nobel (sourire).
Il est important de faire découvrir des auteurs. Et ainsi
nous avions également une parole un peu nouvelle.
Et dès sa création vous saviez qu’elle
perdurerait ?
Jean-Luc Jeener : Je voulais en faire mon métier
et c’est la seule compagnie de cette époque qui existe
encore aujourd’hui.
Quelle corrélation existe-t-il entre cette compagnie
et le théâtre du Nord-Ouest à part le fait que
vous en êtes le directeur ?
Jean-Luc Jeener : C’est très simple. Ma compagnie
était indépendante et nous jouions dans tous les théâtres
de Paris. Mais j’ai toujours eu envie d’être libre
et cette liberté passait par les moyens de production et
les moyens d’accueil. Donc j’ai dirigé pendant
des années la Crypte Saint Agnès, puis de manière
officieuse le Théâtre 13. Le théâtre du
Nord-Ouest est un miracle.
Je cherchais un lieu et un spectateur voulait me rencontrer.
Il m’a dit qu’il venait de faire fortune et qu’il
souhaitait m’offrir un théâtre. Je lui ai fait
part des réalités du métier et des pertes financières
importantes qui l’attendait. Mais cela ne l’a pas découragé.
Ensuite, deuxième miracle, j’ai rencontré le
propriétaire de ce théâtre, un homme plein d’humour
avec qui j’ai sympathisé, un homme de grandes qualités.
Le problème fut qu’à la veille de
la signature du bail, mon milliardaire, ramené sans doute
à la raison par son épouse plus persuasive que moi,
s’est désisté. Le propriétaire m’a
proposé de signer tout de même et pour trouver de l’argent
j’ai fait une souscription avec les gens du métier
que je connaissais, Yasmina Reza, Francis Huster, Laurent Terzieff
qui m’ont aidé.
Mais vous percevez des subventions ?
Jean-Luc Jeener : Oui, 400 000 F de ma compagnie.
Mais vous n’avez pas de subvention de la ville
de Paris?
Jean-Luc Jeener : Non. J’en ai eu mais je n’en
ai plus. Le théâtre fonctionne avec 400 000 F et avec
des dettes. Et puis, il y a parfois des miracles. Récemment
j’ai été sauvé par un ami d’enfance,
Vincent Bolloré, grâce à sa secrétaire
qui est une spectatrice fidèle, qui a permis d’éviter
la liquidation judiciaire. Je suis effaré mais il y a un
désengagement des pouvoirs publics et les personnes qui pourraient
et devraient venir nous voir pour dialoguer et nous aider ont des
problématiques éloignées de l’art.
Vous avez récusé le terme de théâtre
militant. Quel théâtre faites-vous ?
Jean-Luc Jeener : Si je faisais du théâtre
militant comme je suis catholique je ne travaillerais qu’avec
des catholiques, etc… Or je fais le contraire puisqu’ici
travaillent des personnes qui ont des convictions radicalement différentes
des miennes et cela ne me pose aucun problème. Je fais du
théâtre militant au sens que c’est un théâtre
où l’homme est au cœur du théâtre.
Je fais un théâtre d’incarnation et non un théâtre
de distance. Quand je monte un spectacle, par exemple Cyrano de
Bergerac, j’essaie de faire en sorte que le comédien
devienne Cyrano. Je n’essaie pas de réfléchir
sur Cyrano. Aujourd’hui le théâtre c’est
montrer, réfléchir sur. Et là se situe effectivement
mon combat. Mais même ici parfois, j’accueille des spectacles
de distance avec lesquels je ne suis pas en accord idéologiquement
mais je trouve qu’il est bon de montrer quelques couleurs
différentes d’autant qu’on fait un théâtre
par thème. Mais personnellement je ne crois qu’au théâtre
d’incarnation.
Tout le théâtre qui n’est pas d’incarnation
est inutile ; c’est du spectacle qui ne présente aucun
intérêt. Alors que le théâtre d’incarnation
est le seul qui soit utile car on crève de ne plus rien comprendre
à son frère humain et le lieu théâtre
s’avère le seul lieu où on peut montrer l’homme
à l’homme, l’homme dans sa globalité.
Tous les autres arts n’en montrent qu’une partie. Ainsi
là maintenant que nous parlons, il suffit que quelqu’un
nous regarde et on est au théâtre. Mais je ne suis
pas le théologien, le journaliste, tout en étant un
peu de cela ainsi que le mari, le père de famille, celui
qui a une âme immortelle – enfin je l’espère
(sourire) - , je suis celui qui
croit en Dieu mais aussi celui qui pèche…
Peut-on dire que vous faites un théâtre
humaniste ?
Jean-Luc Jeener : Oui. L’homme est au cœur
du théâtre.
Que pensez-vous de la place du théâtre
dans la cité ?
Jean-Luc Jeener : La place du théâtre
dans la cité est pour moi essentielle. Aujourd’hui,
le théâtre n’occupe pas la place qu’il
devrait. C’est symptomatique quand je vois ce qui s’est
passé en Avignon où des comédiens ont osé
ne pas jouer. Un comédien qui décide de ne pas jouer
ne comprend rien à l’essentiel, à l’importance,
à la gravité de son métier. Les problèmes
d’argent ont pris le pas sur leur métier. C’est
un peu comme si Chateaubriand s’était arrêté
d’écrire pour embêter Napoléon. En fait,
il a écrit trois fois plus. Si nous ne croyons plus en notre
art …Moi, j’ai eu un problème avec les subventions,
je n’ai pas fait la grève, j’ai écrit
une pièce qui s’intitule Subvention. Je travaille et
je dis avec mon instrument qui est mon métier.
Le problème des intermittents du spectacle
est essentiel. Ils ont absolument raison mais l’instrument
choisi qui était de ne pas jouer est scandaleux, ce qui fait
que je ne discute même plus car on tombe dans l’horreur.
C’est comme si Rubens avait pris un couteau pour déchirer
ses toiles. Il s’agit d’un acte désespéré
et c’est encore plus grave car c’est insulter la grève.
La grève est une chose sérieuse que l’on ne
doit utiliser que dans des cas très sérieux.
Comment travaillez-vous avec si peu de moyens financiers
?
Jean-Luc Jeener : Nous travaillons en participation.
Nous nous partageons les recettes et cela est possible dans la mesure
où il n’y a aucun frais fixes. Nous faisons tout nous
mêmes. Il n’y a pas de caissier, il n’y a pas
de régisseur, de standardiste. Je ne fais pas de publicité.
Tout l’argent sert à payer les frais du théâtre
et les comédiens. On se débrouille comme on peut,
en trouvant des combines. Ainsi nous avons monté Cyrano de
Bergerac c’est-à-dire 4 heures de spectacle avec 26
comédiens, 60 costumes qui coûterait 5 millions de
francs dans un théâtre normal. Ici, cela a coûté
30 000 francs et encore ce qui a coûté le plus cher
ce sont les épées car il faut éviter d’avoir
des accidents.
Quelle devrait être l’implication des
pouvoirs publics ?
Jean-Luc Jeener : S’ils jouaient leur rôle,
ils devraient nous donner de quoi permettre de vivre, c’est-à-dire
suffisamment pour qu’on ne ferme pas. Si nous avions 500 000
francs de plus, cela pourrait aller. Je suis pour que la subvention
soit incitative. Or, il y a eu une époque où le montant
des subventions était tel qu’il fallait trouver de
quoi les utiliser. Il ne faut pas devenir des fonctionnaires car
c’est un métier qui doit comporter une part de risque,
une part de jeu. Sinon on s’endort, comme dans tous les métiers,
mais c’est encore plus grave dans un métier artistique.
Et comment pourriez-vous agir pour obtenir à
nouveau une subvention ?
Jean-Luc Jeener : Je fais tout ce qui est possible
mais je ne peux pas passer ma vie dans les couloirs des ministères.
Mon métier est de monter des spectacles. Et puis normalement
je ne devrais pas avoir à quémander si la société
était bien faite. Les politiques finissent par oublier qu’ils
sont élus et que ce sont les citoyens qui paient. Et puis,
il y a des choix drastiques à faire par exemple entre donner
de l’argent à un hôpital ou à un théâtre.
Tout le système théâtral
français directement ou indirectement est subventionné.
Le problème est de savoir si seules les choses quantifiables
comptent dans une cité ou si des choses qui n’ont pas
d’économie peuvent y trouver une place. Ce qu’apporte
le théâtre n’est pas une marchandise au sens
économique. C’est un apport spirituel et culturel.
Il faut réfléchir à ce qu’est une cité
sans prêtre, sans artiste. Croire que l’artiste est
un agent économique est faux. Nous sommes bien plus car nous
transformons, changeons le monde car nous montrons l’homme
à l’homme.
Le théâtre public est subventionné
directement. Le théâtre privé est subventionné
par le biais du fonds de soutien et ce d’une manière
considérable. A chaque fois que vous avez une jeune troupe
qui dit qu’elle ne touche pas de subvention, c’est erroné
puisqu’elle ne pourrait pas vivre. Elle vit en vendant ses
spectacles à une municipalité qui paie bien avec des
fonds publics. Tout le système est subventionné et
le problème des ASSEDIC c’est exactement cela. Ce que
ne veut pas comprendre le gouvernement, ce que ne veulent pas comprendre
les comédiens, et là je les renvoie dos à dos,
c’est que les ASSEDIC constituent une subvention et une subvention
essentielle car elle permet à l’artiste d’être
véritablement libre. Elle permet de refuser de faire des
choses avec lesquelles il n’est pas en accord artistiquement.
Si on supprime cette subvention, on retire à l’artiste
la possibilité de choisir librement et individuellement.
D’ailleurs, une société
idéale étendrait le système des intermittents
du spectacle à toute la communauté, pour tous les
gens qui travailleraient. Ça serait beau. Le problème
n’est pas tant le chômage que de perdre la vie à
faire un métier qu’on n’aime pas. Ce système
serait magnifique à condition que tout citoyen qui travaille
sache qu’il est au service de la communauté. Il donne
et il reçoit. Mais ce discours n’est plus majoritaire
aujourd’hui. Je serais traité d’utopiste, d’angéliste,
presque de chrétien, insulte suprême (rires).
Votre compagnie se compose de combien de membres
?
Jean-Luc Jeener : Actuellement, il y 25O personnes
qui travaillent au sein du théâtre. Et puis on engage
des gens de l’extérieur.
Vous avez indiqué qu’il vous arrivait
d’héberger des spectacles qui n’appartenaient
pas au même registre que les vôtres. Quelle en est la
raison ?
Jean-Luc Jeener : Il y a plusieurs raisons. D’une
part, la programmation du théâtre du Nord-Ouest se
fait par thème : 6 mois autour d’un thème et
6 mois autour d’un auteur. Par exemple, Claudel a écrit
des pièces d’incarnation et des pièces qui sont
parfaitement des pièces de distance. Donc pour ces dernières,
j’ai fait appel à des personnes de l’extérieur
puisqu’il ne s’agissait pas de pièces qui m’intéressaient
personnellement. Il en va de même pour les textes contemporains
retenus pour le thème qui peuvent ne pas être du théâtre
d’incarnation et qui sont passionnants car ils font réfléchir.
Pour moi ce n’est pas du théâtre mais c’est
aussi important qu’un livre.
La deuxième raison, qui est un peu moins avouable
mais qui existe, est qu’il est tellement difficile de trouver
des théâtres. Et il m’est difficile de dire non
à des gens qui viennent me voir avec des projets car nous
savons combien il est difficile de les concrétiser. J’essaie
de les influencer pour les amener à faire du théâtre
d’incarnation. Ils me font oui du bout des lèvres mais
je ne suis pas dupe. Je fais semblant d’être un peu
surpris et déçu après.
Comment procédez-vous en termes de choix
pour boucler votre programmation ?
Jean-Luc Jeener : Politiquement, je ne crois qu’au
tyran juste. Et ici, au théâtre du Nord-Ouest ? Je
suis le tyran juste. Il y a une personne qui décide, c’est
moi. Donc c’est moi qui définit les critères
de choix. C’est aussi simple que cela. Je privilégie
de monter des auteurs d’incarnation tels que Claudel, Hugo,
Musset, Racine, Molière, Corneille, Tchekov. Les thèmes
sont ceux qui me préoccupent et souvent autour de la spiritualité.
L’année prochaine, il y aura un thème autour
de la politique. Mais je ne sais pas encore comment cela sera orienté.
En ce moment, c’est la mort et le passage qui permet de réfléchir
sur la vie éternelle, de pouvoir lire les textes sacrés.
Normalement , mais il y a quand même un problème de
niveau de culture et notamment de culture religieuse, on aurait
dû me proposer une lecture de la Bhagavat Gita, du Livre des
morts tibétains…etc.
Et la programmation n’est pas établie
très à l’avance puisque vous n’avez pas
encore bouclé celle de 2005 ?
Jean-Luc Jeener : Non. Je sais ce que je vais faire
pour 2005 si Dieu prête vie à ce théâtre
mais pas plus loin. J’ai des idées. J’adore Marivaux,
Montherlant, Shakespeare... mais il est clair que je ne ferais pas
une année Genet.
Et techniquement, cela se passe comment ?
Jean-Luc Jeener : Et bien voilà, regardez
! (ndlr : il nous désigne
un carton rempli de feuilles, de cahiers). Je
prépare un festival Feydeau. Tout le monde le sait et toutes
les propositions, tous les projets que je reçois sont là.
Je vais tout dépouiller.
Donc le programme à venir ?
Jean-Luc Jeener : En juin, c’est Feydeau puis
en janvier un thème autour de la politique si je peux. Car
ici, le théâtre est confronté à de terribles
problèmes d’argent, et des problèmes violents.
Donc à la grâce du Seigneur !
Dans le programme en cours, que recommanderiez-vous
à ceux qui ne peuvent pas venir voir tous les spectacles
?
Jean-Luc Jeener : Cyrano bien sûr car vous ne
reverrez jamais Cyrano comme cela. Pas parce que je l’ai monté
mais parce que c’est formidable de voir 30 comédiens
dans un spectacle profond. Il ne faut pas rater non plus Le partage
de midi.
Parmi les pièces qui vous intéressent,
y en a-t-il que vous ne monterez pas dès lors qu’elles
on déjà été superbement mise en scène
par d’autres ?
Jean-Luc Jeener : Je vais vous faire une réponse
prétentieuse : Non. Maintenant que je connais mon métier,
j’essaierai de monter les pièces qui m’intéressent.
Quelles sont celles qui figurent dans vos projets
à court terme ?
Jean-Luc Jeener : Un dernier chef d’œuvre
que je n’ai pas monté, car j’en ai monté
beaucoup de ceux qui me tenaient à coeur, c’est Le
mariage de Figaro de Beaumarchais. C’est une des œuvres
les plus parfaites qui existent au monde. Si Dieu me prête
vie, je le ferais.
L’alternance est-elle une condition de survie
de ce théâtre ?
Jean-Luc Jeener : Quand l’événement
vous dépasse, feignez d’en être l’organisateur,
disait Cocteau. J’ai essayé de déterminer la
manière de procéder la plus intelligente dans les
conditions dans lesquelles nous sommes. L’alternance est formidable
car elle permet aux comédiens, qui ne peuvent pas vivre uniquement
avec les recettes de ce théâtre, de travailler ailleurs
et avec d’autres gens et donc de choisir d’être
ici. Et quand ils choisissent d’être ici cela est très
sérieux. Cela veut dire qu’ils se sont engagés
à jouer ce jour là ici et même si la MGM leur
fait une proposition, ils ne peuvent pas l’accepter. Le spectacle
programmé c’est comme la messe. On peut s’arranger
jusqu’à la dernière seconde mais après
on s’engage et on s’engage individuellement mais également
envers d’autres personnes. On ne peut travailler ici que si
on est adulte, libre, responsable.
L’artiste devient producteur, sans cigares ni gros
chapeaux comme dans les pièces de Brecht, mais nous avons
quelque chose que personne ne peut nous ôter c’est notre
force de travail qui remplace l’argent. Personne ici n’a
de fortune personnelle, moi je n’ai que des dettes, mais personne
ne m’a retiré ma force de travail qui est encore immense.
Je ne sais pas ce qu’elle deviendra. C’est cette force
de travail qui constitue notre capital. Et ça fonctionne.
Je n’ai jamais un problème. J’ai fait travailler
1 000 comédiens et je n’ai jamais signé un contrat.
On se tape dans la main. Et personne ne trahit la parole ainsi donnée.
Il n’y a rien d’idéal. Mais on parle, on discute.
Les comédiens qui jouent ici ont choisi en connaissance de
cause. Je comprends très bien que certains comédiens
ne veulent pas venir jouer ici parce que tout travail mérite
salaire. Il s’agit d’un discours d’esclave mais
je le comprends. Ici, il n’y a pas de patron mais en revanche
il y a un garant de cet esprit, le tyran juste.
Je reviens vers le carton qui contient tous les
projets qui vous sont proposés pour la prochaine programmation.
Tout traiter doit demander un travail colossal ?
Jean-Luc Jeener : C’est monstrueux. Ma femme
n’est pas très contente mais elle serait encore moins
contente si on perdait le théâtre.
Votre femme travaille également ici ?
Jean-Luc Jeener : Elle est professeur de philo
mais elle a monté des spectacles ici, notamment le plus beau
spectacle qui se joue en ce moment Le partage de midi de Claudel.
Elle a beaucoup de talent. (ndlr
: Laurence Hétier). Mais c’est
très difficile et la vie personnelle en prend un coup, surtout
la vie familiale d’autant que j’ai une fille de 5 ans.
Vous êtes auteur, metteur en scène
et également acteur. Comment cela se combine-t-il ?
Jean-Luc Jeener : Je ne joue jamais dans les pièces
dont j’assure la mise en scène. Et quand je suis acteur,
je n’ouvre pas la bouche. Dans ma pièce Subvention
qu’Yvan Garouel a mis en scène, je me suis conduis
comme j’aime que les comédiens se conduisent avec moi.
Ainsi dans Théâtre monté par Carlotta Clerici.
Je ne me mêle pas de la mise en scène. C’est
un excellent metteur en scène. Elle fait un travail impeccable
et moi je fais humblement mon travail de comédien. Les approches
sont très différentes. Devenir un personnage et aider
un comédien à devenir un personnage sont deux choses
différentes. Les metteurs en scène qui également
jouent sont des incompétents. Ils font de l’illustration
scénique sans savoir ce qu’est le travail de fond pour
passer 3 heures sur une phrase pour en trouver tous les sens, amener
progressivement le comédien à s’approprier le
verbe pour qu’il devienne le sien.
Comment cela se passe-t-il quand vous avez un metteur
en scène qui ne remplit pas son rôle ?
Jean-Luc Jeener : Je suis présent à
la première de chaque spectacle et il y a un passage obligé
dans ce bureau après la représentation. Je ne dis
pas un mot aux comédiens mais je parle avec le metteur en
scène et je lui dis le plus honnêtement possible ce
que j’ai pensé du spectacle que ce soit en bien ou
en mal. Et quelquefois je suis très dur. Et quelquefois je
suis très ravi. Mais cela pour éviter toutes les hypocrisies.
Les comédiens ne sont pas informés de ce que j’en
ai pensé.
Mais le spectacle qui vous a déplu continue
à être programmé ?
Jean-Luc Jeener : Oui, il y a des spectacles extrêmement
mauvais qui continuent d’être joués. Je me suis
engagé… avant. Je n’avais qu’à pas
me tromper avant. Et puis ce n’est pas un problème
de goût parce que des spectateurs peuvent trouver formidables
des pièces que je trouve nulles.
Il n’y a donc pas de corrélation entre
les recettes et la qualité du spectacle ?
Jean-Luc Jeener : Offffff…Croire que les meilleurs
spectacles seraient ceux que préfèrent les spectateurs
est complètement faux. On a beau les éduquer…Mais
vous savez il y a des gens qui trouvent Guy des Cars formidable
et qui seraient incapables de lire Stendhal. C’est une question
de culture. Mais il faut parfois passer par Guy des Cars pour arriver
à Stendhal. Je ne porte aucun jugement. Quand j’étais
petit je lisais des bandes dessinées. Plus maintenant. Certains
diront que j’ai tort car les bandes dessinées sont
peut être mieux. Moi je ne le crois pas.
La bande dessinée peut néanmoins être
incluse dans la culture…
Jean-Luc Jeener : Il y a des œuvres qui sont
beaucoup plus nourries que d’autres comme il y a des êtres
qui sont plus nourris, plus habités que d’autres. Les
gens quand ils préfèrent Guy des Cars, c’est
par paresse, par ignorance, par inculture. Il en va de même
pour les spectacles. Mes spectacles sont travaillés, réfléchis,
pensés. On peut aimer ou non mais rien ne m’a échappé,
on a tout visité. C’est nourri. Moi je vois les spectacles
qui ne sont pas travaillés, ou du moins pas assez travaillés.
Pour moi ça se voit, pas pour le commun des mortels.
Vous a-t-on proposé de monter des pièces
dans d’autres théâtres ? Et acceptez-vous ?
Jean-Luc Jeener : Oui, cela est arrivé et j’accepte
quand je peux. Au contraire, il ne faut pas se laisser coincer.
Mais maintenant je reçois moins de proposition de ce genre
car les gens pensent qu’on ne travaille qu’ici. C’est
d’ailleurs un problème pour les comédiens qui
jouent ici.
Vous êtes dans ce théâtre, vous
jouez et vous allez encore au théâtre pour votre métier.
Jean-Luc Jeener : Je vais au théâtre
quasiment tous les soirs.
Pouvez-vous citer quelques spectacles que vous avez
appréciés ?
Jean-Luc Jeener : L’amour est enfant de salaud
d'Alan Ayckbourn, Détournement de mémoires de Pierre
Richard, La panne de Friedrich Durrenmatt
Etes-vous allé voir ou irez-vous voir La
danse de mort de Strindberg ?
Jean-Luc Jeener : Non, parce que je déteste
cette pièce. En plus, pour ce genre de spectacles, mes collègues
critiques y vont tout de suite. Pour ma part, j’essaie d’aller
voir d’autres spectacles dont on parle le moins. J’ai
une dimension missionnaire. Le snobisme des critiques…
Quelle est la raison de ce snobisme ?
Jean-Luc Jeener : Parce que c’est plus rigolo
de parler d’une chose que tout le monde a vu.
Vous avez utilisé le terme missionnaire.
Vous pensez être un missionnaire ?
Jean-Luc Jeener : Oui, tout à fait ! Totalement
! Et je le revendique. Parce que je pense que ce que je fais est
important pour la société et pour l’humanité.
Ainsi dit ex abrupto, cela peut paraître très
prétentieux ?
Jean-Luc Jeener : C’est extrêmement prétentieux
mais je pense que tous les hommes sur cette terre devraient prétentieux
comme ça. Ce que je pense de moi, tout le monde devrait le
penser pour ce qu’il fait. Cela permettrait au monde d’évoluer.
Si je pensais faire du mal à la société ou
à mon frère, je ne le ferais pas. Je ne fais pas de
mauvaise action volontairement. Si j’en faisais, je rougirais,
je n’arriverais plus à dormir. Le matin on se lève
en se disant qu’on va faire du bien et puis le soir on n’a
fait que du mal parce qu’on a blessé quelqu’un.
J’essaie.
Quand je monte des spectacles j’essaie d’apporter
quelque chose d’important au spectateur et je crois qu’il
n’y a rien de plus important que de montrer l’homme
à l’homme. C’est ma mission. Pourquoi ? Parce
que l’on vit dans une société qui se déshumanise.
Si vous voyez un clochard sur un banc vous vous assiérez
à dix mètres. Là, au théâtre,
si je mets un clochard sur le plateau, les gens paient leur pour
voir ce clochard vivre et agir. Ils sont à un mètre,
ils ne fuient pas, ils ont payé pour le regarder et vont
s’apercevoir que c’est un homme comme eux. Si je montre
un assassin, ils verront aussi un homme. Nous avons en nous le possible
d’un assassin, d’un clochard et cela relativise un certain
nombre de choses.
J’ai regardé une émission où
on parlait du crime passionnel et on constatait que la justice se
durcissait quant à la lourdeur de la peine. Quand on a aimé
passionnément, tuer est dans le possible de l’homme.
Il faut donc peut être un peu plus réfléchir
avant de l’envoyer pour dix ans dans une prison, savoir que
c’est aussi un peu soi qu’on enferme. Il ne faut pas
faire à l’autre ce qu’on n’aimerait pas
qu’on nous fasse. La justice n’est qu’un exemple.
Un autre cas, si on est timide on peut rater une grande histoire
d’amour à cause de sa timidité. Si je montre
un timide, cela permettra peut être au timide de démonter
le mécanisme de sa timidité et de prendre la main
de la dame ou du monsieur qu’on aime et que cela changera
toute sa vie. Je montre comment l’homme est fait.
Alors bien sûr c’est idéologique.
Cela veut dire que nous sommes tous fils, que tous les hommes se
ressemblent, tous sont frères, qu’il y a un père
etc… Il y a des gens qui ne croient pas cela, en cette généralité.
Quand je travaille avec un comédien, nous partons de toute
mon expérience et de la sienne pour faire un être utile
au spectateur et lui permettre de retrouver des choses qu’il
a vécues sans le prisme trompeur de l’image, du cinéma
qui fait que ce n’est pas vrai. Au théâtre c’est
vrai.
Avec le recul, pensez-vous avoir failli à
votre mission ?
Jean-Luc Jeener : Je suis l’homme le plus prétentieux
du monde mais je crois que j’ai absolument fait tout ce que
je devais faire. Je peux mourir demain et je mourrais avec l’esprit
tranquille et fier de ma vie. Je suis tout à fait fier de
ce que j’ai fait et si je devais revivre je signerais tout
de suite pour revivre exactement la même vie, sans rien y
changer. |