Du jazz lounge tourne en boucle sur les enceintes de l'hôtel Amour, c'est un jour de pluie et le bitume sent le chien mouillé. Une belle après-midi, donc, pour se frotter aux deux colosses de soie qui compose Tindersticks. Vingt ans après leurs débuts, crise du disque et des modes qui sans cesse se renouvellent, le groupe est encore là, cheveux grisonnants mais musiques en arc-en-ciel sur Falling down a mountain, un huitième essai qui donnerait presque envie de prendre la pluie sans protection.
En interview comme sur scène, le duo fonctionne à l'économie. Chaque mot se pèse, comme les mélodies, jusqu'à ce que la machine soit bien huilée, les mots bien choisis. Récit de trente minutes passées avec deux musiciens à têtes chercheuses pour qui l'esprit du combat a encore un sens, caché sous les mélodies spleen et contemplatives. La beauté, parfois, prend des visages inattendus.
Ce n'est pas fatiguant de continuer à sortir des albums irréprochables ? Celui-ci, comme les autres, échappe aux modes... Plus sérieusement, avez-vous déjà connu des baisses de forme ?
David Boulter (guitares) : Nous avons eu des périodes de vache maigre, si tu veux tout savoir.. (Rires) Ce qui nous permet en parallèle de continuer à composer, pour combattre ces frustrations.
L'une des critiques qu'on pourrait vous adresser reste pourtant que : "un album de Tindersticks c'est toujours un peu pareil, même si tout reste proche de la perfection". Cela vous étonne-t-il qu'on puisse penser ça ?
Stuart Staples (chant, guitares) : Je ne crois pas à la perfection. Il y a plein d'erreurs sur ce disque, il est pétri de combats pour ressentir le bonheur, s'en approcher. L'avant-dernier album, The Hungry Saw, n'était pas aussi ambitieux il me semble. Avec Falling down a mountain, nous avons retrouvé du plaisir, la joie de travailler dans un environnement inconnu. A plein d'égards, le disque est très loin de la perfection, bien plus que par le passé d'ailleurs. Waiting for the moon (sorti en 2003) reste par exemple l'album où nous avons le plus cherché à nous approcher de l'ultime, et c'est paradoxalement le disque le plus frustrant pour nous, avec le recul. Avec le temps, nous avons appris à agir vite, rapidement, peut-être en regardant moins en arrière que par le passé. Etre moins centrés sur nous-mêmes.
Avec Falling down a mountain, vous publiez – pardon – un album très "cha-cha tango". On note plusieurs instrumentales, des mélodies très croisières et cinématiques. Votre participation à plusieurs soundtracks (35 rhums, de Claire Denis, en 2008, White Material, prévu pour 2010) a-t-elle influencé votre approche musicale ?
David Boulter : Oui. Cela a surtout modifié notre conception de la liberté, cela a étendu les terrains de jeu. Les deux B.O.F. avec Claire Denis ont été liberatrices sur bien des points.
Stuart Staples : Travailler sur une musique de film est relativement différent d'un travail de composition classique, pour un album du groupe. Cela nécessite des sessions d'enregistrement différentes, c'est un process d'abstraction, à la manière d'un photographe avec la texture des images, pour faire tomber les barrières du "comment devrait sonner une chanson". Avec Claire (Denis, NDR), tout est différent. C'est déjà notre cinquième B.O.F. avec elle, c'est intéressant de composer selon le point de vue d'une autre personne.
Parlons de ce huitième album. La chanson "Black Smokes" reste, selon moi, un moment épique du disque. Pouvez-vous m'expliquer la naissance de ce titre ?
Stuart Staples: Tu sais... pour nous toutes les chansons sont spéciales hein ! (Rires) Chacune a son histoire, son idée, mais pour "Black Smokes", je me souviens qu'on tournait encore pour défendre l'avant-dernier disque, j'étais en train de faire les balances, sur scène, en jouant un riff qui est devenu un jam de dix minutes. Après la répétition, j'ai appris que l'ingénieur du son avait enregistré le morceau, qui était littéralement né sur scène, du coup. "Black Smokes" reste un titre très particulier qui dénote un peu de ce que les gens pourraient attendre de Tindersticks, il y a ce saxophone enregistré en "double speed", très rapidement, sur une chanson qui ralentit... Ce n'était pas gagné, mais cela fonctionne.
Comme je le disais tout à l'heure, cela fait vingt ans que vous existez, échappant encore à toute notion du mainstream ou du groupe à la mode.. Est-ce une fatalité ou un compliment, pour vous ?
Stuart Staples : On n'a pas encore baissé les bras, un jour Tindersticks sera mainstream ! (Rires)
David Boulter : La reconnaissance est agréable, flatteuse, car nous n'avons jamais emprunté un chemin différent, pour sonner tel que les gens aimeraient écouter un groupe dit "à la mode".
Stuart Staples : J'aime bien cette idée qu'on puisse maintenir un certain degré d'invisibilité, après tant d'années passées à jouer tous ensemble. Effectivement, le son Tindersticks échappe aux modes, aux styles de production ou aux décennies. Heureusement que nous avons échappé aux années 80 et au son des batteries insupportables, je crois vraiment qu'à l'époque la fonction du batteur était supposée dispensable ! (Rires) Tu sais, nous sommes très proches de Robert (Forster, NDR) des Go Betweens, un groupe fondateur pour nous, et laisse-moi te dire que je regrette que ce groupe ait joué dans les années 80. Pour comprendre la subtilité de tels groupes, il faut aujourd'hui regarder au-delà de la production. Lorsque Tindersticks a débuté, on était loin de ce genre de considérations, tout était enregistré sur un 4-pistes, dans la cuisine.
Sur Falling down a mountain, vous avez enregistré en France (au Chien Chanceux, dans la campagne) et à Bruxelles (à l'ICP). Quelle place occupe le studio dans la naissance d'un album des Tindersticks ?
David Boulter : Avec le temps, nous avons compris que c'était un espace de retrouvailles, car nous ne vivons pas tous au même endroit, dans la "vraie" vie.
Stuart Staples : Nous avons également besoin d'enregistrer live, le studio doit servir à cela, à mon sens. Nous tendons vers cela, en croisant les doigts pour que la sauce prenne dans ce lieu clos. "Peanuts", sur le disque, n'a été achevée qu'après plusieurs mois de travail, grâce à la position des micros. C'est un détail, mais notre approche en studio passe également par une certaine attention à tous ces détails, comme le fait par exemple qu'il n'y a qu'à l'ICP qu'on puisse trouver le drumkit qu'il nous fallait pour certains titres. Ce qu'apporte le studio, c'est un espace de création pour répéter, parfois seulement parler, se rencontrer. Et voir ce qui se passera, sans savoir à l'avance.
Stuart, je ne peux conclure cette interview sans vous demander comment, et à quel âge, vous est venu cette incroyable voix de crooner. Avez-vous souvenir de la première fois où vous avez trouvé votre voix ?
Stuart Staples : La première fois où j'ai eu l'impression de me reconnaître en tant que chanteur, c'est à l'époque de mon deuxième album solo (Leaving songs). Jusque là, j'avais vécu toutes les étapes d'un combat intérieur, luttant pour exprimer ce que je ressentais à l'intérieur. J'étais frustré, je me souviens avoir été frustré sur Curtains, puis avoir graduellement lutté pour trouver la liberté, en tant que chanteur. Désormais, je ne m'intéresse pas tant aux mélodies qu'à la beauté d'une rythmique, par exemple. Mais je crois que David peut aussi parler de ma voix, sûrement mieux que moi d'ailleurs...
David Boulter : Nous avons débuté, en tant que musiciens, au même moment, dans la même ville. Je me souviens que Stuart gueulait dans son groupe, à l'époque. Je n'étais alors pas du tout convaincu par ses prestations, ni par le fait qu'il soit un chanteur ! (Rires). A partir de là, il n'a fait que s'améliorer, se perfectionner. |