Spectacle
conçu et interprété par Marjorie Neau et
Sylvie Bernard.
La Compagnie théâtrale Les Cogne-Trottoirs a proposé
au BarracaZem de Lille sa création "Passantes".
Les deux actrices de cette pièce, Marjorie Neau et Sylvie
Bernard interprètent des femmes traversant différentes
époques. Les questions qu’elles se posent forment
des trajectoires où l’inactuel s’exprime.
Les voix s’entremêlent ainsi pour transmettre des
témoignages réels : histoires convergentes, lignes
de vie brisées qui se prolongent, longues traversées
- car il n’est pas question de voyage ici, mais de passage.
La différence est importante : le voyage correspond au
déplacement de l’identité, à sa répétition,
alors que le passage remet en question la notion même
d’identité. Nous sommes confrontés au devenir
de deux personnes qui en représentent en réalité
mille. Les identités en fuite impliquent le mouvement
à travers le temps et l’espace. Nouvelle conception
de la durée : les vies qu’incarnent les deux actrices
ne se rejoignent pas directement, mais n’en sont pas moins
liées comme si chaque existence résonnait sensiblement
avec une autre. Des rencontres ont ainsi lieu, des seuils d’intensité
sont franchis, des vérités se disent.
Si le début du spectacle symbolise (je crois) la naissance,
c’est pour signifier que tout est à reprendre à
zéro. Table rase. Recroquevillés au sol dans un
filet - une sorte de cocon - refermé sur eux, les deux
corps engagent un processus de libération : ils s’ouvrent,
découvrent l’extérieur - dont nous faisons
partie - se séparent : ainsi commence l’altérité,
et l’apprentissage de la communication. Image forte qui
est aussi celle de la nudité. Ces deux femmes, qui en
sont une multitude, se présentent comme vulnérables
mais entières : par les témoignages recueillis
on suit le destin d’adolescentes, de prostituées,
de danseuses, de mères esseulées, toutes ayant
en commun la volonté de survivre dans un monde hostile.
Ces existences, évidemment biographiques, procèdent
de témoignages d’auteurs ou de metteurs en scène
que sont Fatiha Nacer, Amar Oumaziz et Grisélidis Réal.
Différentes subjectivités qui ont permis de tracer
les lignes de force de cette pièce.
Par exemple les moments mettant en scène les prostituées
peuvent renvoyer à l’existence de Grisélidis
Réal. Cet écrivain suisse, se retrouvant sans
argent, sans papiers et sans le droit de travailler en 1961,
a décidé de se prostituer dans un bordel clandestin
de Munich pour nourrir ses trois enfants. Au cours des années
70, elle devient une activiste, meneuse de la "Révolution
des Prostituées" à Paris, réclamant
la reconnaissance de leurs droits.
Il est possible que "Passantes" rende hommage à
cette femme : un combat est décrit, et dans un même
mouvement se pose la question de la sensibilité féminine.
Mais ces femmes n’ont rien à revendiquer ; elles
ont juste besoin d’affirmer leurs libertés. Pour
cela, la mise en scène, sobre, ne nécessite rien
d’autre qu’une échelle et une grande roue
pour totaliser les affects : dégager des forces, dénouer
des conflits, déclencher les possibilités, tels
sont les vecteurs d’une colère qui annonce aussi
les possibilités d’une révolte. Et si cette
révolte reste virtuelle, elle n’en est pas moins
porteuse de sens.
A la fin de la représentation m’est venue cette
pensée : ces femmes, incarnées par Marjorie et
Sylvie, sont fortes et belles, parce qu’elles luttent
dans une grande solitude, et continueront de lutter même
si l’issue est déterminée d’avance.
Un livre de Wendy Guerra ("Tout le monde s’en va")
parle de cette même nécessité de dépasser
le seul fait de survivre. J’y relève cette phrase
: "Aujourd’hui on m’a appris à choisir
tout ce qui peut me distinguer des autres, de la masse, me rendre
unique au monde.". Les Passantes cherchent de la même
manière à mettre en valeur leurs différences,
leur singularité. Leurs combats sont évidemment
affaire de désir. Nous continuerons de les soutenir sans
conditions. |