Le programme du Festival Radar est suffisamment hétérogène pour que chacun puisse y trouver un concert susceptible de l’intéresser. Chaque année, le Grand Mix sélectionne à l’occasion de ce festival une douzaine de groupes, en général peu connus par le public, mais sur le point d’acquérir une petite notoriété médiatique. On s’y rend dans le but de découvrir de nouvelles idées, et de nouvelles questions se posent, par exemple : quel est l’avenir du rock ? Parce que si réponse il y a, elle est à chercher quelque part sur scène, à un moment-clé de ces trois soirées.
Quelque chose aura lieu, il faut se montrer suffisamment disponible pour reconnaître l’événement ; mais aussi savoir relâcher l’attention lorsque la qualité diminue. Si tel est le cas, une terrasse extérieure est mise à la disposition du public, au bar de laquelle on peut rencontrer un serveur nous expliquant le rapport qu’il a pu trouver entre tel vin et tel groupe ; et donc nous proposant de tester ses expérimentations. Ce concept est mis en place par Eric Ecolan, dont le site indique le principe : réalisation des événements de dégustations œnologiques mis en rapport avec l’expression culturelle, en l’occurrence ici musicale. Une façon comme une autre de confirmer l'ordinaire convivialité du Grand Mix et de se souvenir que la musique est aussi affaire de fête, de plaisir, d'échanges.
Malheureusement, le festival a montré en partie le déclin musical de notre temps : peu de groupes parviennent réellement à se démarquer. Les exceptions notables sont Black Mountain, Archie Bronson Outfit, Part Chimp et Pvt. Pour le reste on peut relever le manque de maturité de quelques formations, auquel s’ajoute pour certaines d'entre elles un excès d’influences bien plus regrettable encore.
Par exemple le folk du groupe américain Deer Tick se base sur un rock sans cohérence interne. Un saxophone tardif parviendra difficilement à établir l’équilibre manquant. Here We Go Magic, formation assez agressive qui séduit par moments, par sa rythmique presque tribale, se repose sur des éléments agressifs, mais il s’agit d’une agressivité qui cherche à saturer le vide : le silence est aboli, comme toute progression musicale. La seule logique existante est celle du remplissage. A chaque moment de nouvelles idées apparaissent, qui semblent contredire les précédentes. Cette musique de laboratoire nécessiterait au contraire plus de respiration, et une certaine lenteur dans l’agencement des instruments.
Revenons à Black Mountain, groupe canadien ayant de fortes tendances new-wave, apportées par la nonchalance de la chanteuse Amber Webber et le clavier original de Jeremy Schmidt. Il faut aussi relever une autre tendance hard-rock, non moins importante, qui étonnamment apporte dynamisme et structure aux morceaux. Cette rencontre entre deux styles a priori opposés produit sur scène quelque chose de singulier.
Autre groupe canadien de la première soirée, Caribou, interprétant une électro-pop savante, que David Victor Snaith, son créateur, décrit de la manière suivante : "c’est une dance music liquide, dans le sens où elle connaît des flux et des reflux".
On ne saurait mieux dire.
Nurses fait partie de ces nombreux groupes actuels, sans personnalité, qui suivent le sillon Fleet Foxes : la musique au grand air, sous le ciel étoilé ; patchwork musical, où divers styles de musiques s’assemblent, pour aboutir à une densité, souvent difficile à recevoir ; rythmiques tenant de l’afro-beat, envolées mélodiques soulignant un climat pseudo-pastoral, volonté pop, etc. On parvient en réalité difficilement à avoir prise sur ces chansons : elles nous échappent parce qu’elles n’ont pas de centre.
Damien Jurado, contrairement aux étiquettes qui lui sont attribuées, ne joue pas comme Nick Drake ; son folk lent et solitaire serait plutôt dans la lignée d’un Will Oldham sans la joie (je vous laisse imaginer), donc sans la force de conviction qui lui est liée.
Cela dit, l’essence des chansons commence à apparaître après plusieurs titres, mais pour cela la patience est nécessaire.
Les anglais de Archie Bronson Outfit et de Part Chimp ont conclu successivement la deuxième soirée par quelques déflagrations sonores, traversées par de courts moments de calme : amateurs de belles mélodies, passez votre chemin.
Un vin fort et épicé, assez long en bouche, établira des correspondances entre ces deux groupes. Résultat : un vin rouge Gigondas Caves Saint Ronain 2009 traduira l’impact de Part Chimp ; un vin rouge Marcillac Causse Marines 2008 révèlera le mysticisme de Archie Bronson Outfit.
Mais si un festival comme le Radar doit encore à briller pour sa sixième édition, c'est certainement par sa capacité à continuer à nous faire découvrir de nouveaux talents. Côté public, l'enjeu est celui de la curiosité – et aussi d'une certaine patience, car il en faudra pour mettre la main sur une jeune garde prometteuse et, au fil du temps, la laisser vieillir dans les caves embrumées des clubs nocturnes.
Ainsi le troisième soir aura-t-il révélé qu'il faudra garder une oreille attentive sur Leo(88man), devenu trio à l'occasion de son troisième album, From speaking parts to blazing rows, et dont les compositions paraissent aussi solides sur scène que sur disque, quoique la candeur de l'équipée se révèle plus nettement face au public. Mais la candeur n'est pas un défaut, loin de là. C'est une promesse. Et il y a toujours quelque chose d'émouvant dans la maladresse avec laquelle naît une voix. Reste peut-être à la formation à gagner en ambition pour évoluer encore.
D'Anna Calvi, en revanche, on attendait certainement trop pour en apprécier honnêtement les qualités. Une chose est certaine : ceux qui veulent la relier (comme chaque jeune femme jouant de la guitare et chantant ses tourments...) à Polly Jean Harvey ou (c'est une nouvelle tendance), à Sophie Hunger, passent certainement totalement à côté de sa personnalité propre, à la fois plus baroque et moins écorchée. Un rendez-vous manifestement manqué, qui exigera un autre jour une deuxième chance, l'oreille plus innocente, le cœur plus disponible.
Quadricolor, enfin, chevauche déjà avec une expertise remarquable pour le jeune âge de ses membres (pas encore vingt ans) à travers les terres d'une pop complexe, foisonnante, anglophone, électrique, assez lisse, sautillante, acidulée, lumineuse, à-peine électronisée, ronde en bouche, souvent guillerette, toujours proprette, rafraichissante, synthétique, printanière et au total bien polie. On citerait encore Fleet Foxes, Phoenix, Arcade Fire, sans d'ailleurs bien comprendre comment ces formations peuvent avoir une telle influence sur tant de musiciens jeunes – quid du rock, du punk, de la révolte, de l'adolescence ? Il semble en effet qu'une grande partie de l'avenir du rock tienne dans ce virage pop obsédé de joliesse et quelque peu maniéré. Du rock avec du gel fixation intense de chez une grande marque, pour que la mèche tienne bien en place tout en ayant l'air de ne pas avoir été faite exprès.
Fort heureusement, les australiens de Pvt (anciennement connus sous le nom de Pivot) chargés de clore le festival proposeront une alternative. Le trio arpente en effet pour sa part les terrains clivés d'un rock électronique où il cohabite avec Kraftwerk ou Tangerine Dream, les géniaux précurseurs, mais aussi Trans Am, Battles ou Foals, les plus modernes pionniers de ces synthétismes-là, ou encore Triosk, autre formation australienne parfaitement recommandable à laquelle l'histoire de Pvt est intiment liée. Vous savez, ces musiques qu'écouteraient les nihilistes allemands du Big Lebowski de Joel Coen. Sur scène, on est évidemment très loin de la caricature et il n'est pas certain que le cliché le plus scandaleux se trouve de ce côté-ci du rock. En tout cas, on en redemanderait plutôt.
On notera également la présence sur le site de l'installation / performance La symphonie électro-ménagère, qui a proposé tout au long du festival aux spectateurs d'occuper les longues minutes de changement de plateau entre deux sets en redécouvrant la musique de chambre, mais aussi la musique de salle de bain ou la musique de cuisine en participant à ce qui, au total, ressemblait à une joyeuse cacophonie électro-expérimentalo-domestique.
C'est improbable. Donc essentiel – non ? On voit bien en tout cas comment, au-delà des seuls concerts, c'est tout un regard qui est porté sur la musique à l'occasion de cette sixième édition du festival Radar. Ainsi le Grand Mix ouvre-t-il la saison des concerts pour la Métropole avec un mélange de convivialité, d'expérimentation, de déception, de découverte, d'exaltation, de brefs moments d'ennuis, de nombreuses heures de plaisir, de quoi s'interroger, s'émerveiller, s'enthousiasmer, s'aviner, s'abreuver, se restaurer, danser, chanter, taper des mains, se rafraichir, s'émouvoir, se plaindre, se morfondre, prendre partie, se souvenir, s'épuiser, au final dans toutes les facttes de la musique. Bonne saison 2010-2011 ! |