Elémentaire mon cher Marquis !
Habituellement, je déteste les séries en BD. Ce n’est pas tant qu’elles présentent moins d’intérêt graphique ou narratif que les histoires en volume unique (ou "one shot" pour ceux qui veulent se la péter un peu) mais sur un plan très pratique, elles présentent des désagréments certains.
Je m’explique. J’assouvie mon appétit de lecture grâce aux bibliothèques municipales et il y est presque impossible d’y trouver une série dans son intégralité et je ne vous parle même pas des séries dont le premier tome semble tout simplement ne pas exister. Alors quand j’aperçois sous mon nez les cinq premiers tomes du Marquis d’Anaon, je me jette littéralement dessus quitte à tacler le premier lecteur qui s’aventurerait trop près de cette fantastique découverte.
Bien m’en a pris car j’ai plongé en apnée dans les fantastiques récits fantastiques de ce Marquis concoctés par Fabien Vehlmann et mis en image par Matthieu Bonhomme. Les auteurs nous projettent dans les campagnes françaises du début du 18ème siècle pour suivre les aventures de Jean-Baptiste Poulain, baptisé dès le premier tome par les habitants d’une petite île Bretonne, le Marquis d’Anaon, soit le Seigneur des âmes en peine. Le ton est donné. Notre héros est un ancien étudiant en médecine qui voyage au gré de sa curiosité pour les phénomènes paranormaux particulièrement sanglants avec l’intention de leur apporter une explication des plus rationnelles. Chaque tome est le récit d’une enquête à part entière avec son début et son dénouement et toujours avec cette petite touche "mystère de la Bête du Gévaudan".
Le Marquis D’Anaon Fabien Vehlmann, Matthieu Bonhomme et Delf (Dargaud, avril 2002)
Dans le premier tome L’ile de Brac, Jean-Baptiste Poulain est engagé par le Baron local comme précepteur pour son fils. Ce dernier ne se présentera jamais vivant à son nouveau précepteur. L’enfant aurait été victime du monstre local ripaillant de petits enfants isolés et sévissant sur l’île depuis des temps immémoriaux. Cependant, pour notre héros à l’esprit éclairé, cette explication est discutable et cache certainement un phénomène bien plus cruel encore : celui de la violence des hommes contre leurs congénères. Sans révéler la fin, je peux vous affirmer que notre homme a plutôt du flair. Les quatre tomes suivants s’ouvrent sur des enquêtes tout aussi passionnantes où la raison et l’esprit cartésien du Marquis ont raison des superstitions populaires. On remarquera aussi que notre homme sait voyager, on le retrouvera ainsi en Egypte visitant les pyramides et sur les mers en chasse d’un navire fantôme (j’en tremble encore).
Cette saga, c’est aussi l’histoire d’une société qui change, celle de la France du 18ème siècle où une société traditionnelle s’efface au profit d’une société moderne. C’est donc le récit d’un combat entre deux visions du monde auquel le Marquis contribue. Tel un messager de la modernité, de l’esprit des Lumières, il passe à tabac les derniers bastions de l’obscurantisme. Et ce n’est pas seulement l’ignorance et la crédulité du peuple qui est visé mais aussi l’attitude d’une aristocratie sclérosée dans ses privilèges et sa médiocrité qui, elle aussi, est appelée à disparaître des façons des plus sanguinolentes : "Ah ça ira, ça ira, les aristocrates…".
Le dessin de Matthieu Bonhomme (un habitué des récits historiques d’aventures, Messire Guillaume ou Le voyage d’Estéban) et les couleurs de Delf contribuent largement à nous faire voyager dans le temps et à intensifier l’atmosphère fantastique de ces aventures scénarisées par le brillantissime Fabien Vehlmann. Cette collaboration donne irrémédiablement au Marquis d’Anaon le goût des histoires d’antan que les aînés racontaient au coin du feu à une assemblée d’enfants hypnotisés.
Green Manor Fabien Vehlmann et Denis Bodart (Dupuis, novembre 2010)
Je vous invite par ailleurs à constater les talents de Fabien Vehlmann, scénariste prolifique en ouvrant les pages de Green Manor dont l’intégrale (regroupant les trois tomes) est sortie récemment. C’est avec délectation que vous découvrirez les pires horreurs dont sont capables les membres d’un club très select de Gentlemen de la Haute société Victorienne ! Vehlmann au cours d’une dizaine de petites enquêtes à l’ambiance de Cluedo un peu trash prend un malin plaisir à faire un portrait cruel de ces aristocrates dont la bêtise n’a d’égale que leur orgueil et disposant d’un penchant certain pour les crimes odieux. "Affreux, propres sur eux et méchants", voila comment résumer cette petite merveille d’humour aussi piquant que sagace.
Les Cinq Conteurs de Bagdad Fabien Vehlmann et Frantz Duchazeau (Dargaud, octobre 2006)
Enfin, je finirai par le meilleur : Les Cinq Conteurs de Bagdad. Dans cet opus élégant et définitivement tordant, Vehlmann nous plonge dans un univers des Mille et une Nuits un peu tordu où le Calife de Bagdad organise un concours de conteurs. Les cinq participants et meilleurs conteurs de la ville s’engageront dans un voyage aux mille et un rebondissements en quête d’inspiration afin de raconter au Calife, dès leur retour, l’histoire la plus passionnante qu’il n’est eu à entendre. Rien de plus classique en somme ! Seulement la ligne fantastique de Duchazeau, le ton franchement désinvolte de certains personnages (on pourra retenir le très distingué "je pisse dans la bouche du Calife" de Tarek), les astuces narratives qui nous baladent et les réflexions sur la nature humaine portent cette œuvre au plus haut niveau de cet art ancestral qu’est le conte. Il n’y a pas à dire, Vehlmann est le sixième et meilleur conteur de cette épopée. |