Comédie dramatique de Martin Sherman, mise en scène de Anne Barthel, avec Gérard Cheylus, Jean-Matthieu Erny, Michel Mora, Frédéric Morel, Albert Piltzer, Philippe Renon, Valentin Terrer, Georges Mathieu et Franck Delage.
Excellent travail que celui de Anne Barthel sur "Bent", la pièce culte de Martin Sherman, qui raconte l'itinéraire d'un homme amoral, Max, fils de bonne famille qui, vivant aux crochets de Rudy, chantre de l'abnégation, s'abrutit dans l'alcool, la drogue et les relations homosexuelles multiples et va se retrouver interné dans un camp de déportation où son destin va croiser celui d'un autre prisonnier, Horst, qui va le révéler à lui-même.
Une pièce qui est particulièrement difficile à monter non seulement en raison de la thématique sensible et de l'écriture bouleversante, mais du fait de sa structure bipartite - la chute, l'amendement - et symétrique avec deux belles figures symboliques de l'altérité, qui nécessite une gestion fine et sensible de l'intensité dramatique, en l’occurrence totalement maîtrisée.
Dans le cadre de la déportation des homosexuels, qui fut pendant longtemps occultée, et sans cependant traiter du fondement socio-politique nazi de la répression et de l'éradication de l'homosexualité, cette pièce s'intéresse à une trajectoire individuelle de rédemption en interrogeant l'homme sur le conflit intérieur entre le réflexe de survie et la fidélité à soi-même, entre le reniement salvateur et l'affirmation assumée de son être.
Ce qui introduit une difficulté supplémentaire, celle de dégager la dimension universelle du propos, sans toutefois édulcorer la déclinaison spécifique à l'homosexualité et que, là encore, réussit Anne Barthel dans une approche réaliste qui ne verse ni dans le convenu expressionnisme allemand (ainsi la scène avec le patron du bastringue berlinois en travesti interlope, interprété avec justesse et sobriété par Philippe Renon, qui évite le cliché) ni dans la sensiblerie pathétique.
Avec la grande économie de moyens qui préside aux spectacles présentés au Théâtre du Nord-Ouest et de belles lumières, les scènes les plus fortes et emblématiques sont poignantes telles notamment celle de la révélation avant l'éblouissement final et parfois revêtent une dimension picturale extrêmement forte comme les piétas profanes avec Max et Rudy dans la forêt avant la chasse aux homosexuels puis dans le camp avant la mise à la fosse commune du cadavre de Horst.
La réussite du spectacle tient également à une direction d’acteur très tenue et, bien évidemment, au jeu incarné des comédiens. Valentin Terrer apporte beaucoup d'humanité au personnage à la fois pragmatique et fataliste de Rudy, qui affronte l'adversité de manière exemplaire, prêt à tout sacrifier pour l'homme qu'il aime.
Jean-Matthieu Erny manifeste un beau talent d'interprétation pour arriver à rendre tangible et humain tout ce dont le personnage est investi en termes de symbole de la dignité humaine, du courage d'assumer son identité, de la confiance en l'avenir et de la force salvatrice de l'amour.
Quant à Michel Mora, il accomplit de manière époustouflante, qui s'accompagne d'une quasi métamorphose physique, le périple de cet homme ignoble dominé par sa peur et l'indifférence à l'autre, prêt à tout, au sens le plus abject et terrifiant, pour sauver sa peau qui parvient à la rédemption.
Gérard Cheylus, épatant en Charlus teuton trousseur de "coquines", Georges Mathieu, Albert Spitzler, Franck Delage et Frédéric Morel complètent cette distribution émérite. |