"Elle s’appelait Marie Bartête. Quand elle est partie au bagne de Cayenne, elle avait vingt ans". Et j’ajouterai : elle n’est jamais revenue. On dirait une histoire à la Pocahontas, celle qui a suivi son beau John d’amour, et qui l’a aimé sans revoir sa terre natale. Mais non, pas du tout. Parce que c’est de Bernadette Pécassou-Camebrac, pas de Walt Disney.
Le défi était pourtant de taille : relater une histoire de femme dans l’Histoire des hommes. Parce que si nous sommes ici aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il y a eu des femmes. Mais Bernadette a des talents de scénariste, c’est-à-dire qu’elle sait écrire les sons et les odeurs, et dans ce cas, l’atmosphère des bagnes de Cayenne, Guyane Française, 1888 et plus.
Dans les faits, à la fin du XIXème siècle, les méchants pas beaux tueurs et criminels étaient traditionnellement envoyés de l’autre côté de l’Atlantique, histoire de "foutre la paix aux bons français, qu’ils cassent des cailloux les malandrins, on s’en tape, mais on ne veut plus les voir ces malhonnêtes", ont certainement prononcé les autochtones de mes ancêtres. Un bon français que je situerai dans l’ascendance des branchés du bénitier ont un jour eu l’idée fabuleuse d’envoyer aussi des femmes, pour les marier à ces sauvages, pour peupler la colonie… ah… La conquête… C’était donc ça, peupler ces terres tropicales infestées de maladies, de moustiques et de forêts humides.
Marie Bartête n’était qu’une pauvre fille, sans ressources, orpheline, qui subsiste comme elle peut, de petits larcins, de menus fretins. Elle se pose enfin comme domestique dans une famille bourgeoise de Bordeaux. Pile-poil quand un bon petit soldat des forces de l’ordre a la mission de nettoyer la ville des mauvaises âmes. Marie est embarquée pour Cayenne. Hop hop hop.
Elle se retrouve avec quelques comparses, entassées en fond de cale, pour un voyage encadré par les bonnes sœurs du couvent de Saint-Laurent du Maroni. Un enfer de saleté, d’insalubrité et de terreur. Des viols, des humiliations, de la malnutrition. Oui, moi aussi ça m’a fait penser au triste sort que nous avions réservé aux esclaves. Qu’est-ce qu’on est con alors… J’ai honte de mon histoire quand je lis ces histoires là. Je me console un peu en me convaincant que mes ancêtres volcaniques à moi étaient de la trempe de Sœur Agnès, morte en se battant pour un peu de décence, ou même de Romain, jeune médecin de métropole, mort également en guérissant, en aidant, en sauvant…
Ces femmes étaient bercées d’illusions, on leur promettait une nouvelle vie, un mari, un lopin de terre à bêcher pour faire pousser des pommes d’amour au caramel. La réalité se situe entre prostitution forcée, enfermement, malnutrition, humiliation. Le lopin de terre en question n’est qu’un carré de boue envahi d’herbes folles.
Et pourtant, Bernadette Pécassou-Camebrac entoure Marie de héros ordinaires, de gens pas si malhonnêtes que ça, de bonnes âmes à la recherche du salut et nous fait comprendre le destin de ces gens que nous aurions pu être, des âmes ordinaires balancées dans la gueule de la conquête, une autre forme de chair à canon. Sans jamais tomber dans la description d’une violence malsaine, avec beaucoup de pudeur, et un sens de la narration époustouflant.
Un roman historique, certes, un destin parmi tant d’autres, un témoignage du passé, certes, mais même si le bagne n’existe plus, si les raconteurs d’Histoire persistent à ressusciter des vies brisées par les lois, la politique et la soif de possession, ça n’empêche pas encore l’histoire de tourner en boucle, de recommencer encore et encore... Il y a toujours des gens pour en transformer d’autres en chair à canon, je pense à ces listes de photos de jeunes soldats morts en Afghanistan, pourquoi ? |