Comédie dramatique de John Cheever, mise en scène par le Collectif Les Possédés, avec David Clavel, Françoise Gazio, Katja Hunsinger, Antoine Kahan, Nadir Legrand, Christophe Paou, et Marie-Hélène Roig.
Après "Loin d’eux", joué en juin de cette année au Théâtre de la Bastille, Rodolphe Dana, avec le Collectif Les Possédés, adapte à nouveau à la scène un roman abordant le thème de l’enfer familial et de ces petites tensions qui émaillent le quotidien jusqu’à la rupture.
Avec "Bullet Park" adapté du roman éponyme de John Cheever (publié en France sous le titre "Les lumières de Bullet Park"), Rodolphe Dana ajoute une critique sociétale à son étude de mœurs.
Si John Cheevers, surnommé fréquemment "le Tchekhov des banlieues", est très peu connu en France, il est en revanche célèbre outre-Atlantique pour ses peintures au vitriol du rêve américain et de la classe moyenne bien pensante, son penchant pour le consumérisme et l’hypocrisie imposé par les carcans sociaux qui en découlent, domaine dans lequel il fût d’ailleurs l’un des pionners avec, entre autres, ce roman paru en 1969.
Dans une banlieue pavillonnaire de New York nommée Bullet Park, la charmante famille Nailles (littéralement les "clous") véritable stéréotype de la petite bourgeoisie américaine des années 60, coule des jours paisibles. Eliot le père est chimiste pour une société qui fabrique des bains de bouche et joue au golf à ses heures perdues, tandis que Nelly, mère au foyer et membre du club de lecture, s’occupe de leur fils Tony, un adolescent comme tant d’autres : en crise. Ils vivent une vie parfaite, dans leur parfaite maison où l’amour familial se distille telle la générosité paternelle, en prodiguant des biens matériels.
Tout va imperceptiblement mais irrésistiblement basculer lorsque Tony entame un passage dépressif alors que les Hammers (les "marteaux") viennent s’installer dans le voisinage. Paul, enfant illégitime abandonné par ses parents, a tout fait pour se construire une existence bien rangée, conforme à ce que la société attendait de lui. Il a épousé une belle blonde plantureuse, Marietta, et prend le train tout les jours pour aller travailler en ville. Il a cependant un dessein qui va l’amener à se rapprocher des Nailles.
La plume satirique et empreinte d’humour noir de Cheevers n’est pas dénuée de tendresse envers des personnages qu’il laisse se livrer le plus sincèrement possible pour mieux faire ressortir la médiocrité de leur existence. Par petites touches, le tableau idyllique initialement brossé se ternit puis implose.
Par ce biais il met en évidence toutes les failles d’un système idéalisé à l’excès. Chez les Nailles la mère est hystérique, le père hyper-actif, l’enfant dépressif, tandis que chez les Hammers, madame s’ennuie, fume, boit, et monsieur s’enferme dans un mutisme pesant, installant jour après jour un climat de frustration proche de la haine réciproque. Tous sont rongés par un mal être qui ne dit pas son nom, si ce n’est par un goût certain pour les petits verres d’alcool à l’apéro.
En supprimant dans son adaptation tous les personnages secondaires Rodolphe Dana a fait le choix de recentrer l’histoire autour des deux familles, Nailles et Hammers, évitant ainsi de trop diluer un propos à la base fort dense.
L’utopie banlieusarde est suggérée plus que représentée par divers éléments de décors et de mise en scène. Le sujet ayant été, depuis 1969, largement traité et popularisé, Rodolphe Dana peut se permettre de faire appel à certains codes qui parlent immédiatement à l’imaginaire collectif, maniant avec ironie des objets réalistes, ce qui colle parfaitement à la tonalité parfois absurde du roman.
Ainsi extérieur et intérieur tout comme les foyers des Nailles et des Hammers se mêlent sans distinction. Le sol est tapissé d’une pelouse synthétique d’un vert criard, délimité par de petites palissades de bois, rappel criant de l’instinct de propriété et détail emblématique revendiqué comme un argument face aux citadins intoxiqués et englués dans leur anonyme grisaille.
Le ciel est figuré par une toile peinte où se dessinent quelques nuages et si l’aménagement est voulu comme faisant carton-pâte, se composant d’un mobilier hétéroclite et modeste, de nombreux réfrigérateurs (au moins 3, peut être 4 !) ainsi qu’une télévision évoquent l’absurde excessivité d’un matérialisme empreint de consumérisme qui fut (et est toujours) pourtant l’ambition avouable de tout honnête foyer moyen.
L’absurde est également mis en avant dans la direction des comédiens et dans le ton loufoque donné aux dialogues. La naïveté un peu bébête de Nelly incarnée par Marie-Hélène Roig, l’enthousiasme d’Eliot interprété par Nadir Legrand, la sensibilité de Tony joué par Antoine Kahan, le cynisme de Marietta, le mutisme de Paul, Christophe Paou, sont poussés à l’extrême. Leurs personnages, ordinaires, sont confrontés à des situations inédites qui les conduisent à douter jusqu’à la folie, tiraillés qu’ils sont entre la norme sociale et leur propre désarroi existentiel.
Bien qu’inégal, le rythme est enlevé et quelques trouvailles font mouche malgré une progression moins marquée que celle du roman, ce qui rend le jeu des comédiens parfois répétitif. Quelques monologues narratifs, difficulté incontournable de l’adaptation d’un roman au théâtre, sont également un peu longuets.
Au final, si l’adaptation de Rodolphe Dana n’est pas aussi pointue que le roman qui lui sert de support, elle aborde avec beaucoup d’intelligence et de fidélité un thème complexe qui trouve une résonance accrue dans notre quotidien, car si les sociétés évoluent en façade, les êtres humains demeurent identiques, avec les mêmes attentes, les mêmes peurs, les mêmes doutes. |