Comédie de Marivaux, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, avec Audrey Bonnet, Adeline Chagneau, Loîc Corbery, Daniel San Pedro, Nada Strancar et Stanley Weber.
Après "La Critique de l’Ecole des femmes" de Molière présentée en janvier 2011 au Studio Théâtre de la Comédie Française, dont il est pensionnaire depuis 2005, Clément Hervieu-Léger signe, sa deuxième mise en scène avec une version aussi résolument grave que réussie de "L’épreuve" de Marivaux.
Certes cela commence avec de printaniers gazouillis d’oiseaux mais la scénographie de Delphine Brouard est sans équivoque : le ciel de la toile peinte en fond de scène n’est pas d’un bleu céruléen de pastorale mais un ciel torturé à la Nolde et guère engageant est le jardin suggéré par le squelette métallique d’un arbre de post-apocalypse.
Projetant l'intrigue au 19ème siècle romantique, il donne à Lucidor une allure de dandy atteint, peut-être du fameux mal du siècle qu'est la mélancolie, mais, sûrement, d'une maladie dont les séquelles lui imposent une faiblesse générale qui le flanque souvent à terre nonobstant l'appui d'une canne derrière lequel est bien présent le bourgeois pécunieux qui, amoureux d'Angélique, la fille sans fortune ni dot de l'intendante de sa nouvelle propriété, veut, à l'instar des très jolies femmes qui veulent être aimées pour leur beauté intérieure, s'assurer de l'amour désintéressé que celle-ci semble lui porter.
Car l'argent, préoccupation majeure de nombre des personnages de Marivaux, prend souvent le pas sur l'amour ou l'inclination. En l'espèce, cela concerne aussi bien le jeune fermier grippe-sous Maître Blaise qui, ne pensant qu'à accroître sa galette, n'est pas regardant sur le pedigree de la future pourvu que la dot soit gironde, la mère pragmatique, Madame Argante, qui veut établir sa fille et la suivante Lisette qui préfère tenir que courir. Seul le valet Frontin se contente de l'image de prestance que lui renvoie son miroir et de ses succès galants.
Pour sonder la pureté de l'élue de son coeur, Lucidor la soumet donc à une épreuve qui n'a rien d'un jeu de salon : il l'éprouve, au sens premier du terme, en lui opposant non pas un mais deux faux prétendants jouissant de belles rentes, son valet Frontin déguisé en ami grassement nanti puis le fermier du crû, avec une cruauté, certes sado-masochiste, mais néanmoins brutale, insistante et acharnée.
Car Clément Hervieu-Léger prend cette "épreuve" au pied de la lettre et quand Angélique paraît, en cheveux et dans une méchante robe de tissu couleur de brique, le seul vilain des costumes confectionnés par Caroline de Vivaise, et incarnée par Audrey Bonnet, visage tragique et voix d'outre-tombe de victime désignée, la cause est entendue.
De cette épreuve les deux amants sortiront tous deux brisés. Car si l'amour finit par triompher en un mariage annoncé, en l'occurrence, point de divertissement. Les deux fiancés quittent la scène accablés, sans un geste de tendresse, chacun seul, lui n'étant pas apaisé d'un mal qui réside sans doute ailleurs dans la crainte de l'engagement et l'incertitude du choix amoureux, elle ayant perdu ses illusions, édifiée sur la condition masculine et sur le pouvoir destructeur de l'amour.
Et Clément Hervieu-Léger d'insister en substituant aux couplets de vaudeville de la partition originale, qui suivaient le dénouement heureux par la convocation des violons du village pour que la journée finisse par des danses, la lecture du testament de Marivaux par lequel il instituait pour légataire universelle une demoiselle Angélique.
Clément Hervieu-Léger signe "une épreuve" singulière non seulement grave, voire noire, mais également très "physique" dans lequel le corps existe avec ses pulsions. Le corps des hommes, qu'il soit malade, infatué ou insolent. Et une épreuve de bruit et de fureur surtout émanant de la gent féminine. La fureur du ton, des corps et des sentiments remplace les paroles à fleurets mouchetés chuchotées. Car vues par Clément Hevrieu-Léger, les jeunes filles débarrassées du corset grand corps du 18ème siècle sont véhémentes. Elles crient, apostrophent, hurlent parfois et, attouchements explicites pour Lisette, bourrades pour Angélique, se jettent volontiers sur le corps des hommes.
Cela étant, sa proposition est parfaitement tenue ainsi que la rigoureuse direction d'acteur et le jeu des comédiens, judicieusement distribués, sans faute et au diapason.
Stanley Weber, stature massive et physique avantageux de jeune premier de cinéma hérités de son père, fait le Jacques dans le rôle du fermier bon vivant mais près de ses sous. Adeline Chagneau est délicieusement piquante et effrontée dans le rôle de la soubrette qui flirte volontiers avec le valet mais qui lui préfèrera les écus du fermier.
C'est également un plaisir de retrouver sur scène Nada Strancar qui incarne une mère directrice mais au fonds plein de tendre douceur et Daniel San Pedro excellent dans le rôle du domestique hâbleur, aussi drôle que vaniteux.
Audrey Bonnet est l'incarnation parfaite de l'amour douloureux qui s'exprime tant par l'hystérie larmoyante que par la sidération mutique.
Enfin, dans le rôle du maître de ce jeu dangereux, sous le masque de l'amant ténébreux qui tire les ficelles qui sont autant de verges pour se battre lui-même, Loîc Corbery est magistral dans l'interprétation accomplie, du mensonge à la jalousie, des passions et des humeurs dévastatrices. |