Non bien évidemment. Cependant, elle peut vous permettre de vivre des aventures au cœur de contrées polaires sans avoir cette désagréable sensation que l’on va vous amputer très prochainement de vos doigts de pied.
Depuis qu’une météo sibérienne s’est installée sur notre belle contrée tempérée, nous redécouvrons les sensations magiques du froid. Effectivement, il vous suffit de faire quelques pas dehors pour que votre sang s’arrête brutalement de circuler dans vos veines pendant que votre nez au contraire se liquéfie intégralement, que vos mains acquièrent une intéressante couleur aubergine, et enfin que vos pieds… d’ailleurs vous n’osez pas y penser, vous ne les sentez déjà plus. Tous ces signaux vous invitent à rentrer chez vous rapidement et à vous rapprocher très étroitement d’un radiateur en compagnie d’une bonne pile de BD. Je profite donc de ce caprice météorologique pour vous présenter des œuvres aux décors frigorifiques et pour vous faire la démonstration que vous pouvez vivre des aventures à moins 40 degrés sans vous choper des engelures.
Premier constat, le grand-froid semble fasciner les artistes de bande dessinée, et les ouvrages y faisant références sont légion. Comme si ces terres arides devenaient un terreau fertile pour l’inspiration et la créativité. Les plumes et les pinceaux se libèrent pour relever un pari de taille : poser sur des feuilles de papier blanc des paysages tout aussi blancs. L’imaginaire se débride au service de récits hors du commun tout aussi fascinants que déroutants vibrant sur l’énigme de la survie de l’homme dans des conditions extrêmes.
Celle qui réchauffe l'hiver Pierre Place (Editions Delcourt, avril 2011)
Pierre Place est de ces auteurs qui nous emmènent loin, très loin. Dans Celle qui réchauffe l’hiver, deux jeunes et téméraires Inuits poussés par la famine vont à la rencontre de la redoutable et possessive déesse de la mer car celle-ci retient capricieusement les animaux et casse-croûtes potentiels des Inuits dans sa chevelure. Il suffira d’un petit coup de peigne pour enrayer une faim tenace et renouveler le gibier déjà rare sur ces terres glaciales, tout du moins temporairement.
Le graphisme est époustouflant, jouant des à plat de noirs pour les ombrages et d’une palette de couleurs subtile. On pense à l’art des grands affichistes de la période art nouveau et des années psychés. Cette esthétique colle à merveille avec le récit où rêve et réalité cohabitent intimement, dont la portée initiatique ne vous échappera pas. Ce qui est abordé ici est la quête d’un juste équilibre que doit trouver l’homme entre l’humilité dont il doit faire preuve face à une nature puissante et rigoureuse et la pugnacité pour trouver et garder une place dans cet environnement polaire.
Mamohtobo Nancy Peña, Gabriel Schemoul (Editions Gallimard, mars 2009)
Dans la même lignée, vous pouvez également vous plonger dans Mamohtobo de Nancy Peña et Gabriel Schemoul, où rêve et réalité fusionnent sous le coup de températures extrêmes. Cette fois-ci, le grand Nord a un nom, la Sibérie. Un marin embarque sur un brise-glace pour un dernier voyage avant son mariage. Le chiffre porté par le bateau, le 13 et la malédiction d’une veille femme vont avoir raison du bon déroulement du voyage et par là même du mariage tant attendu. Quelques heures après son départ le navire est effectivement bloqué par les glaces au milieu d’un désert infini et blanc. Dans l’immobilité s’installe une ambiance des plus étranges portée par les différents membres de l’équipage abandonnés à leurs pensées, à leurs rêves perdus et surtout à leurs bouteilles de vodka pendant que notre marin oublie l’espoir de retrouver sa douce.
Au contraire de Pierre Place, le style de Gabriel Schemoul adopte un trait fin et indiscipliné et aux couleurs froides de Celle qui réchauffe l’hiver, il répond avec des planches aquarellées dont les couleurs douces baignées dans le blanc du papier renforcent le trouble ressenti à la lecture de ce très bel ouvrage.
La vierge froide et autres racontars Hervé Tanquerelle et Gwen de Bonneval (Editions Sarbacane, octobre 2009)
A croire que les températures négatives brouillent nos repères et qu’alors ils n’y aient de vérités sans leur part de fable. Dans La vierge froide et autres racontars de Hervé Tanquerelle et de Gwen de Bonneval, ce phénomène étrange atteint son paroxysme. Nos auteurs ont décidé d’adapter en BD les nouvelles d’un célèbre auteur danois réalisées au cours de ses longs séjours au Groenland dans les années 1950 parmi les trappeurs.
Ces courts récits s’inspirent des histoires que se racontaient les trappeurs quand ils se retrouvaient entre eux après de longues périodes de solitude consacrées à la chasse à l’ours, au phoque dont les peaux se vendaient à prix d’or. La solitude et le froid brouillent manifestement la limite entre le vrai et le faux et les confessions des trappeurs deviennent ainsi des "racontars" que l’auteur Danois définit comme "des histoires vraies qui pourraient passer pour un mensonge. A moins que ce ne soit l'inverse". Tanquerelle illustre à merveille ces récits en noir bleuté et blanc et les paysages au pinceau sont aussi majestueux que les gueules de ses personnages sont rustaudes à souhait.
Construire un feu Christophe Chabouté (Editions Vents d'Ouest, septembre 2007)
La vie est ténue dans ces déserts de froid et c’est ce que nous rappelle cruellement l’adaptation par Christophe Chabouté de la nouvelle de Jack London : Construire un feu. Chabouté a opté pour une narration visuelle où le mot est rare renforçant ainsi avec les paysages infiniment blancs et vides le sentiment de solitude de notre homme. On assiste ici à un combat d’un homme pour sa survie, tous ses gestes deviennent une épreuve et sa vie repose entièrement sur une boîte d’allumettes quasiment vide avec lesquelles il pourrait "construire ce feu".
Ce récit confirme l’amour de notre auteur pour les fables cruelles et on ne boudera pas notre plaisir à déguster ces planches dans le pur style Chabouté. On remarquera qu’exceptionnellement l’auteur a appliqué parcimonieusement quelques couleurs, on appréciera cette audace chez un auteur qui s’exprime habituellement en noir et blanc.
Groenland Manhattan Chloé Cruchaudet (Editions Delcourt, mars 2008)
Cependant ni le froid glacial, ni le manque de nourriture ne sont aussi cruels que peut l’être la nature humaine.
C’est à peu près ce que l’on ressent à la lecture de Groenland Manhattan et Minik qui racontent tous deux à leur manière la même tragédie : le transfert à New-York, à la fin du 19ème siècle d’une famille d’Inuits par l’explorateur Peary, celui-là même qui fut le premier à atteindre le Pôle Nord quelques années plus tard.
Minik Hippolyte et Richard Marazano (Editions Dupuis, septembre 2008)
Minik est le jeune garçon de la famille et très rapidement le dernier survivant de cette triste aventure. Considérés comme des objets de curiosité sous le cachet d’un pseudo prétexte scientifique, leurs contemporains américains n’avaient ni empathie, ni respect pour ces hommes. Emportés par la maladie, les parents de Minik disparaissent rapidement ; Minik lui, grandit et décide de trouver une place dans ce monde moderne qui a détourné très rapidement son attention des Inuits attirés par d’autres modes tout aussi fugaces. A défaut de trouver une place dans la société, l’enfant devenu homme s’y perd jusqu'à s’y abandonner et disparaître.
Les deux ouvrages sont passionnants : si Groenland Manhattan s’attache à relater les faits le plus fidèlement possible, Minik pour sa part nous plonge dans les pensées de cet enfant au destin tragique. J’avoue avoir une petite préférence pour le graphisme de Chloé Cruchaudet très graphique et étonnement froid, une palette de couleur originale et un traitement informatique floutant le tout, l’ensemble sert l’histoire à merveille. Quant à Hippolyte, son trait est plus nerveux et les couleurs plus vives, l’ensemble est peut-être plus classique mais tout à fait adapté au récit.
Les montagnes hallucinées I.N.J. Culbard (Editions Akileos, janvier 2011)
Le froid ne semble pas pétrifier l’imagination des auteurs, bien au contraire. Le grand froid est aussi le décor de récits qui défient les lois de la raison pour aller glaner sur les terres du fantastique, de la science-fiction. Je commencerai par l’adaptation I.N.J. Culbard d’un roman de H.P. Lovecraft : Les montagnes hallucinées. En 1930, des scientifiques s’engagent dans une expédition en Antarctique. Derrière une chaîne de montagne infranchissable, ils découvrent les vestiges d’une civilisation disparue. Les scientifiques persuadés qu’ils trouveront d’autres indices que ces reliques mystérieuses se lancent dans une quête tout aussi exaltante que terrifiante.
Si on retrouve bien l’esprit de Lovecraft, d’ailleurs étonnamment bien servi par la ligne claire de I.N.J. Culbard, on reste plus dubitatif sur le déroulé narratif. Si on est emporté au début de l’histoire, la seconde partie de l’expédition s’essouffle et finalement on frissonne plus de froid que de peur. Je le conseille pour les aficionados du maître du fantastique et de l’épouvante.
Période glaciaire Nicolas de Crécy (Editions Futuropolis, octobre 2005)
Enfin, dans Période glaciaire de Nicolas de Crécy, les scientifiques sont amenés également à faire une expédition sur une terre inhospitalière et glacée : l’Europe. A la recherche de vestiges d’une civilisation mythique, ils découvrent un lieu étrange, une bâtisse monumentale où de nombreuses images sont accrochées au mur, on découvre très vite que ce lieu étrange n’est autre que le Louvre. Ainsi nos congénères dans un futur lointain tenteront de décrypter par ces tableaux notre société et nous prêteront bien d’étranges pouvoirs et habitudes de vie.
On est loin de l’œuvre scolaire ou moralisatrice, l’auteur reste fidèle à lui-même : décalé et génial. Si vous n’avez jamais eu l’occasion de croiser la route de ce névrosé du crayon, je vous invite chaudement à le découvrir avec ce très bel ouvrage. Je vous laisse la surprise et j’espère que vous prendrez goût à ce trait inégalable. |