Une femme agressée sous les yeux de témoins indifférents ressortit aujourd'hui quasiment du faits divers banal. Aux Etats-Unis dans les années 60, le meurtre d'une jeune femme, perpétré dans la cour de son immeuble par un tueur en série qui est revenu à plusieurs reprises pour l'achever sous les yeux de ses voisins impassibles, a bouleversé la conscience collective américaine.
D'autant qu'il ne s'agissait pas d'un meurtre furtif qui pouvait passer inaperçu, le meurtrier étant revenu à plusieurs reprises pour s'acharner sur sa victime.
L'affaire Kitty Genovese est devenue un cas d'école qui illustre ce que les psychologues ont nommé "l'effet du témoin" : la diffusion de la charge de la responsabilité, du fait de la pluralité d'intervenants potentiels, conduit à une inertie générale chacun pensant qu'un autre a déjà fait le nécessaire.
Parallèlement, en 2009, cette affaire inspirait deux romanciers : en France, Didier Decoin y revenait par le biais de la docu-fiction avec "Est-ce ainsi que les femmes meurent ?" et, aux Etats-Unis, Ryan David Jahn avec un premier roman dont le titre original est "Acts of violence".
En 2012, ce dernier fait l'objet d'une parution en France dans la collection "actes noirs" des Editions Actes Sud sous le titre anglais d'un humour noir mais plus édulcoré "De bons voisins".
A partir des faits réels tenant aux circonstances de temps et de lieu du crime, Ryan David Jahn circonscrit sa narration sur les deux heures chrono que va durer le martyre et la lutte de la jeune femme, deux heures pour vivre, survivre, mourir, deux heures de calvaire et d'agonie, en y insérant les épisodes fictifs de vie des occupants de son immeuble qui, de leur fenêtre, ont entendu et vu mais aucun non seulement n'intervient mais n'appelle ni la police ni les secours.
Adoptant une judicieuse structure cinétique par l'usage de travellings narratifs, avec une caméra textuelle placée dans la cour, qui met ainsi en résonance notamment, de manière récurrente et de crescendo, la tragédie qui s'y déroule, une boucherie d'une insupportable violence et la lutte désespérée de la victime, et les petits drames intimes des témoins, qui paraissent dérisoires, dont la conscience, certes délitée et en proie à des tensions fortes à un moment où leur vie est bouleversée, mais néanmoins pleine et entière, les prive de toutes circonstances atténuantes.
Sans discours manichéen ni moraliste, Ryan David Janh prête sa plume déliée à un narrateur qui se positionne en observateur objectif et en témoin muet, peut-être le destin dans une conception déterministe, qui semble déjà connaître la fin de l'histoire et sème des signes comme cette mère qui lit "Johnny got his gun" de Donald Trumbo alors que son fils tarde à lui révéler qu'il a reçu sa convocation militaire.
Il signe un excellent roman noir aux anti-héros ordinaires et sans happy end hollywoodien - car la vie, loin d'être un long fleuve tranquille, s'avère un chemin de croix plus ou moins escarpé et agressif qui, en sus de l'anomie des métropoles et la banalisation de la violence, abîme les êtres entraînant la lassitude des corps et des âmes, l'indifférence, la lâcheté, la démission et la perte des valeurs - qui laisse un goût de bile et de sang dans la bouche. |