Ludwig Van Beethoven était souvent contrarié du succès de sa sonate pour piano n°14 en do dièse mineur (op. 27 n°2), qu'il jugeait inférieure à d'autres de son cru. S'il avait su, le pauvre, que l'histoire la préférerait à toutes les autres, n'en retiendrait que le premier mouvement et lui conserverait le nom "Clair de lune", donné par le poète Rellstab cinq ans après sa mort ! Clair de lune... Beethoven, lui, avait conçu ce premier mouvement comme une marche funèbre.
A lire les chroniques dithyrambiques qui l'accueillent, on se dit que le nouvel album de Matt Elliott, The Broken Man, pourrait bien connaître un semblable destin : alors qu'il se proclame l’œuvre d'un homme brisé, sommet de désespoir, abîme de tristesse, plainte fantomatique ivre de sa propre peine, on n'y entend que beautés romantiques et languissantes splendeurs.
Peut-être même n'est-ce pas un hasard si les arpèges du "Dust Flesh And Bones" de celui-ci rappellent parfois si clairement ceux de la sonate au clair de lune de celui-là, transposés pour une guitare folk, accompagnant une voix capable de rappeler et faire instantanément oublier celle du Leonard Cohen d'Avalanche IV. "This is how it feels to be alone", chante Matt Elliott. Et l'on prierait presque pour qu'il le reste tant est belle sa complainte.
Ce n'est peut-être pas un hasard non plus si le morceau le plus long de l'album ("If anyone tells me : 'it's better to have love and lost than to never have loved at all', I will stab them in the face", au titre significatif) est articulé autour d'une improvisation pianistique de Katia Labèque aux allures de marche funèbre : languissante, hantée, sombre.
Au total, l'album est magistral. Poignant, habité, délicat.
Bien sûr, on pourra trouver à l'écouter d'une oreille distraite que tous les titres se ressemblent un peu. Mais ne dirait-on pas la même chose de Coltrane, de Magma, de Beethoven ? On n'est pas ici confronté à une musique pop, obsédé par le single, le riff, le refrain catchy. Il faut s'y laisser couler, happer, pour en entendre toutes les nuances, toute la richesse.
Matt Elliott, avait déjà un pedigree en forme de best of des collaborations musicales possibles dans le nord de la Grand Bretagne : Movietone, Flying Saucer Attack, Mogwai, Hood, Tarwater, Thurston Moore (de Sonic Youth), Yann Tiersen (dont on rappelle qu'il n'a pas écrit que la B.O d'Amélie Poulain)... Il avait à son crédit toute la carrière d'un projet électro (The Third Eye Foundation, une douzaine d'albums) et trois albums solos (Drinking Songs en 2004, Failing Songs en 2006 et Howling Songs 2008). Il semble pourtant que son œuvre atteigne un nouveau sommet avec cet album superbe. On comprendrait qu'il en soit contrarié. |