Le millésime 2012 des Eurockéennes sera-t-il rare, et pour tout dire exceptionnel ? La prompte envolée des préventes, des pass en tous genres, des places du samedi et du dimanche, semblent l'indiquer : le festivalier, accourant de France et de Navarre, aime la programmation, et ça se voit. Autre phénomène habituel, indice malheureux de la vigueur d'un festival : lorsque l'on arrive sur le site, sous un soleil de plomb, un inévitable trafic s'est mis en place, et revendeurs et acheteurs, certains clairs techniciens de la fraude, rôdent autour de l'entrée du festival... Non, monsieur, je n'ai pas de place : j'ai un pass (didascalie : orgueilleuse exhibition du carré plastifié), entre nous, mon sacerdoce du week-end, ah cela oui, monsieur.
Pour ceux qui n'auraient jamais foulé le sol désormais mythique du Malsaucy, les Eurockéennes, ce sont quatre scènes - Grande Scène, Green Room, La Plage, Club Loggia – réparties aux quatre coins d'une aimable presqu'île – qui semble, d'ailleurs, étrangement s'étendre, se rallonger, s'étirer, quand la fatigue "fin de festival" se fait sentir, et quand marcher, marcher encore, encore et toujours, devient un petit supplice. On ne dira jamais assez qu'aux Eurocks, la musique se gagne à la force du caractère, gouverné pour trois jours par l'empire du fanatisme et/ou par la puissance du désir... auriculaire – et par la bière, aussi, mais c'est une autre histoire.
Premier jour : la mise en bouche (vendredi 29 juin)
17h45 – La Plage
Cette année, tout commence, sur La Plage, avec un groupe dont le nom, Los Disidentes del Sucio Motel, n'a absolument rien à envier à un titre de film de Tarantino. D'ailleurs, pour ceux qui aiment les histoires à coucher dehors, les petits gars, dans leur biographie, indiquent venir tout droit de l'état du Nouveau Mexique – dans les faits, LDDSM est une formation strasbourgeoise, lauréate du concours "SFR Jeunes Talents". Après tout, peu importe : leur stoner rock est de belle qualité – ça ressemble à du QOTSA, à du Kyuss, et l'ambiance desert rock – incarnée notamment par un silencieux mais glamour shérif qui déambule sur la scène et qui rappelle, un peu (mes excuses, monsieur l'agent), un énergumène des Village People –, l'ambiance desert rock, disais-je donc, pour commencer ces Eurocks est plutôt bien vue : première réelle "accroche" musicale pour un public massé – et, détail non négligeable, encore frais... Un groupe à découvrir, ce me semble, d'autant que LDDSM vient de terminer un album, qui sortira à la fin de l'année.
18h15 – Green Room
L'histoire veut que fin 2011, Hanni El Khatib ait sorti un premier album plutôt remarqué, Will The Guns Come Out. Son rock, paraît-il, est une sorte de creuset dans lequel seraient réconciliés messieurs Presley et Cave, un rock qui "concasse rockab' ou garage, [et] fustige le blues avec classe", en somme une sorte de proposition rock anhistorique et universelle, capable de réunir les dissidents les plus féroces. Techniquement, rien à dire – bien au contraire : les compliments des critiques sont mérités. Musicalement, rien à dire non plus, un bon vieux rock garage se laisse écouter, et la "variété" est en effet louable. Scéniquement, en revanche, je reste sur ma faim : Hanni El Khatib semble, parfois, un peu dans son monde, tourne souvent le dos au moment des solos, et on ne sait si son regard lointain voit la foule qui l'écoute, ou s'étonne de sa présence.
19h – Grande scène
Chaque année, quel que soit le festival, je tente une expérience personnelle spécifique à la dangerosité variable : je vais voir un groupe de reggae. C'est un peu, vous savez, comme ces gens qui retentent, une fois par an, de manger quelque chose – mettons : des huîtres –, qu'ils n'aiment pas. Au fond de soi, l'on sait pertinemment que cette expérience ne va strictement rien changer et que cela sert seulement à se donner bonne conscience – voyez-vous, je ne suis pas quelqu'un de fermé, je suis prête à retenter, je retente, je confirme, je n'aime toujours pas. Voilà. Je n'ai rien d'autre à dire sur Gentleman, qui a su indéniablement conquérir un public d'amateurs éclairés dont je ne faisais pas partie. De telle sorte qu'on regrette amèrement de ne pas avoir osé, sur la Plage, Hank Williams III, le petit-fils rebelle d'une dynastie "country"...
20h – Green Room
L'heure fatidique est enfin arrivée. Le public piaffe, s'échauffe même, les photographes dans la fosse sourient, un peu crispés néanmoins – ne pas se rater, surtout, ne pas se rater. J'entends même, tout près, un professionnel de l'image, adepte du mode rafale, s'exclamer : "allez, on passe aux choses sérieuses, maintenant". On sent, soi-même, regardant sa montre, que quelque chose se passe, un battement de cœur différent, une angoisse diffuse. Car une question se pose : les festivaliers sont-ils venus en masse à la Green Room pour entendre Amadou et Mariam ou pour acclamer leur guest ? L'attraction – musicale ou people, choisissez – du jour, aux Eurocks, c'est le revival tant attendu de Bertrant Cantat, apparition métonymique et nostalgique de notre cher et tant aimé Noir Désir.
D'ailleurs, même les "journalistes" se fourvoient dans cette faille mesquine : lors de la conférence de presse, lors de laquelle Cantat n'est pas présent, les questions se succèdent et se ressemblent : "Pourquoi Cantat ?", "Pourquoi Cantat aux Eurocks ?", "Comment se sent Cantat… ?" C'en est gênant pour Amadou et Mariam qui, derrière leur lunette noire, tentent d'évoquer leur musique, leur parti pris, leur engagement. Cette impression se confirmera durant le live : le public appelle "Bertrand" comme on crierait Capri, hurle d'amour quand il joue harmonica, guitare, chante, respire en somme, et devant ce succès, l'intéressé sourit, a l'air bien, semble ravi d'être là, lui qui, si l'on fait le calcul, n'était pas venu aux Eurocks depuis dix ans. Une consécration évidente, attendue, salvatrice et, entre nous, l'ivresse de la fascination ne m'échappe pas. Au-delà de tout cela, cet Amadou et Mariam revisité, ce mélange d'identités musicales, de singularités vocales fonctionne vraiment bien, musicalement parlant. Cerise sur le gâteau, l'"innovation" du set : une reprise, inattendue, de Led Zeppelin : "Whole Lotta Love". "Tout plein d'amour", en effet, pour le phénix Cantat...
21h – De la Grande Scène à La Plage
La presqu'île de Malsaucy est comble. Et sur la Grande Scène monte Dionysos, dont on connaît la valeur sûre en terme scénique : Malzieu, comme à l'accoutumée, saute dans tous les sens, grimace, accumule les pitreries en tout genre. Tout commence par "Mc Enroe's Poetry", un "vieux" morceau de mon album favori : Western sous la neige… Aux antipodes du Bird'N'Roll surexcité, la soul langoureuse de Michael Kiwanuka se fait entendre. Il paraît que le jeune londonien est déjà très connu, grâce à un album remarqué, Home again, sorti en mars 2012 : il n'est donc jamais trop tard pour découvrir ce que tout le monde connaît déjà. Mais, dans les faits, prise dans les rets d'une foule hirsute et de plus en plus déambulante, j'arriverai trop tard… En somme : la réelle frustration de cette soirée.
22h15 – Green Room
Je me laisse aller à choisir The Kooks, sur la Green Room, au détriment de Näo, au Club Loggia, scène que j'aurais radicalement délaissée pour ce vendredi. Les petites créatures collées aux crashs-barrières – leurs cris hystériques mais déjà un peu fatigués, leurs yeux que l'alcool fait divaguer quelque peu (petite pause syntaxique : j'offre une pensée à la belle plante qui, à côté de moi, a vomi son quatre heures sur le mec de la sécurité, pauvre de lui, et qui, délogée rapidement par ledit arrosé, visiblement peu rancunier, a dû, de fait, louper son groupe favori) –, tout cela donc me rappelle à l'ordre : The Kooks est, avant tout, par certains, considéré comme un groupe "à groupies". Je pars donc avec un a priori peu positif, d'autant que mes écoutes sporadiques du groupe, auparavant, n'ont jamais été très concluantes non plus. Ainsi, et contre attente, The Kooks, au-delà de cette pop indépendante, finalement pas désagréable à écouter le temps d'un set, est mené par un frontman très convaincant, Luke Pritchard, qui "rattrape" par sa présence scénique une musique qu'on pourrait estimer, parfois (parfois seulement), surfaite, policée, et "convenue".
23h15 – Plage ? Grande scène ?
À 23 heures 15 très exactement, un dilemme tragique, et pas des moindres, m'étreint. Thiéfaine ou The Mars Volta ? The Mars Volta ou Thiéfaine ? Rien à voir, me direz-vous. Mais entre les deux, mon cœur balance, malgré tout. Comme je n'ai pas encore le don d'ubiquité, impossible pour moi de jouer le consensus. Je suis tout à fait consciente que je m'apprête à me faire détester d'un certain nombre de mes amis qui depuis des mois me disent "The Mars Volta aux Eurocks ! Tu te rends compte, The Mars Volta aux Eurocks ?" Bref. Je choisis Thiéfaine – et pas en raison d'un vulgaire pile ou face. Le gars m'intrigue, depuis longtemps, ainsi que ce que l'on pourrait appeler sa reconversion – qui n'est peut-être finalement que l'indice sûr de sa longévité. Pour être honnête, je souhaitais surtout entendre des textes, dont certains sublimes, dans sa vive voix. Une chose est sûre et certaine : Thiéfaine n'usurpe pas du tout sa réputation en live. À ce propos, il est intéressant de remarquer que le titre de son dernier album, Supplément de mensonge, soit l'antithèse exacte d'un set sous le signe d'un supplément, au contraire, d'authenticité. Si certains de ses albums pourraient paraître aujourd'hui "vieillis", sous l'angle du mastering notamment, le live, la voix, naturellement, dépoussièrent tout cela (j'ai dans l'idée "Loreleï"), et réactualisent des textes – oui, j'insiste – d'une qualité exceptionnelle.
00h30 – Green Room
En conférence de presse, en début de soirée, les quatre minets arrivaient déjà plutôt décontractés. De leur propre aveu, la folie C2C les dépasse, depuis le succès "inattendu", voilà leur terme, de leur EP. Mettant en avant la musicalité plutôt que la technicité – et ce sans (s') avouer, malgré tout, qu'ils sont des virtuoses de la platine –, leur set est un show très bien maîtrisé, jouant à la fois sur la symétrie voire la symbiose – perceptibles dans la mécanisation, dont on ne sait si elle est volontaire ou non, des mouvements de leur quatre corps –, et l'alternance qui permet de ne pas oublier la singularité de chacun – grâce à ces écrans LED, devant eux, qui interagissent avec leur façon de "jouer" (car l'équation musicale des C2C est la suivante : une platine = un instrument = un son). Une belle entrée en matière musicale, qui surexcitera un peu plus un public chaud, étouffant dans l'attente irrépressible des Shaka Ponk... |